Sacrées Sorcières…

Revenons à nos sorcières et à la sorcellerie ! Le but de ce texte est de discuter du caractère extérieurement construit de celles-ci : les sorcières sont avant tout des femmes qui sont désignées par d’autres comme sorcières, sans rapport avec ce qu’elles font réellement. De ceci découlent de nombreuses choses. Cet aspect de la Chasse aux Sorcières est je pense fondamental, mais pourtant rarement pris en compte lors de l’analyse de cette persécution. Il me semble pourtant qu’il y a des choses très simples à décrire et à en tirer pour notre compréhension, représentation, approche et appréciation modernes du phénomène et de ses suites.

Je parlerai principalement des périodes allant du début du 16e siècle à la fin du 17e siècle en Europe de l’Ouest. J’emploierai le mot de sorcière au féminin, bien que nombre de « sorciers » furent aussi persécutés et condamnés durant ces périodes. Néanmoins tant du point de vue des chiffres que de la base misogyne du discours qui sous-tend les persécutions, le mot au féminin, j’estime, est plus pertinent.

Voilà la base de ma réflexion : les sorcières n’existent pas ! Cela prête peut-être à sourire dit ainsi, mais il est facile d’oublier ce fait, les sorcières, c.a.d des femmes (et hommes) qui pactisent avec satan pour obtenir des pouvoirs magiques et lancer des maléfices n’existent pas en tant que fait matériel dans l’Europe moderne. Que vous soyez chrétien ou non, croyez en l’influence de satan ou non, les accusateurs des sorcières n’ont jamais prouvés que pour eux-mêmes l’existence de celles-ci.

Ce qui est en jeu, c’est que de fait, est une sorcière une femme qui est décrite comme sorcière par un juge. Il n’y a jamais de preuves matérielles, hormis celles qui sont constitués comme réelles par les juges eux-mêmes, comme la « marque du malin », zone sensément insensible à la douleur. Mais, qui a institué ces marques de reconnaissance comme pertinentes… ? Les juges eux-mêmes. Les juges trouvent ce qu’ils veulent trouver, ce qui est estimé comme pertinent en amont. On remarquera par exemple qu’aucune femme n’a été surprise volant sur un balai ou organisant réellement un sabbat. Ce ne sont pas des femmes qui dictent ce qu’est une sorcière. Toutes les marques d’appartenance et de reconnaissance des sorcières ne proviennent que des esprits des hommes qui jugent, jamais des femmes jugées. Il n’y a pas de travail de police, c’est une création légale qui est imposée de l’extérieur : est sorcière qui est jugée comme sorcière. De manière ironique, c’est en fait l’accusation qui est une « incantation » sociale, en cela qu’elle est performative. L’acte de dire crée la sorcière plutôt que les faits de la femme jugée elle-même. On pourrait dire selon un vocabulaire récent que ces femmes ont été « sorcièrisées ». Ainsi le juge re-crée la femme comme un « autre » (dans le langage Beauvoirien), « les femmes deviennent des sorcières », par l’action culturelle extérieure des hommes qui décrivent et décrètent ce qu’est une sorcière.

De la même manière, la sorcellerie est une pratique fantasmagorique qui n’existe que comme chose décrite par des accusateurs. Ce sont les juges qui disent ce qui est de la sorcellerie et qui par là même invente une pratique qui n’existe pas au préalable. Il n’y a pas eu de travail anthropologique fait par des théologiens de terrain ! D’où également qu’il n’y a pas d’enquête comme on pourrait l’entendre aujourd’hui de manière anachronique.

Prenons un exemple contraire. Les yakuza ont une pratique culturelle qui consiste à se couper l’auriculaire en cas de faute. Ceci a été découvert et étudié. Les yakuza ont aussi une pratique de tatouage très spécifique (en « chemise »). On peut à partir de ces observations penser qu’un japonais avec des tatouages en chemise et/ou un auriculaire coupé est un yakuza. Mais ici les pratiques sont observées de l’intérieur du groupe étudié, pas décrites de l’extérieur par des juges.

Les sorcières donc sont en fait « découvertes » lorsque des juges estimaient que des femmes en étaient selon leurs critères propres et inventés. Et c’est bien la force légale du juge qui fait advenir la sorcière. Il existe des cas documentés de villages s’étant emparés d’une prétendue sorcière, mais le juge n’ayant pas estimé qu’elle en était une, a ensuite puni les villageois pour faux témoignages. Les sorcières sont des fictions légales créées par des hommes et ce qui découle de cela c’est que les références culturelles qui leurs sont attachées sont aussi des fictions créées par des hommes.

Les « pratiques » typiques des sorcières que nous « connaissons » de la culture « populaire », c.a.d. les maléfices, le vol sur le balai, le sabbat, etc. ne proviennent pas d’une culture féminine ni d’une culture ou coutume populaire. Elles ne proviennent et n’ont été élaborées comme éléments constitutifs des sorcières que par des juges laïcs de l’Europe de l’époque moderne. Et ces représentations sont si fortes et si prégnantes que ce sont encore les nôtres aujourd’hui ! Nous savons ce qu’est une sorcière littéralement parce que des hommes du 16e siècle nous ont expliqué que non seulement elles existent mais en plus qu’ils pouvaient les reconnaître et nous les décrire ! Mais ces sorcières n’existent que dans la tête de ces légistes et de leurs successeurs. Qu’est-ce que cela veut dire que d’adopter cette narration et ces références… ?

Il n’est d’ailleurs pas compliqué de voir en quoi des éléments comme le sabbat des sorcières, la réunion entre elles d’un groupe non-mixte de femmes participant à des activités ésotériques s’est construit en fait sur un calque des pratiques masculines. On reproche aux femmes de se constituer comme les groupes d’hommes, or s’il y a bien des groupes de femmes, c’est souvent, si ce n’est toujours, dans des lieux publics et visibles (cf les fontaines par exemple), pas en secret, qui est la pratique des hommes. Les réticences aujourd’hui à la création, même dans les cercles militants, de réunions non-mixtes entre femmes est une preuve que cette disposition gêne encore.

Les références culturelles que l’on attache aux sorcières sont tout simplement le fait d’homme. La sorcière est une création et créature patriarcale qui répond à un besoin d’ennemi et de figure repoussoir. Ceci n’est pas quelque chose d’inédit et on peut faire ici des parallèles avec les amazones de la Grèce antique par exemple, dont les éléments culturelles constitutifs (sein mutilé, archères, entre femmes), sont intégralement des repoussoirs de la culture masculine grecque. La sorcière est de même une figure repoussoir qui sous-tend un nouvel ordre social et un bouc-émissaire pour les troubles de l’époque. La chasse aux sorcières est un mouvement culturel puissant dont la vérité se trouve plus dans le renouveau d’une culture légale misogyne que dans les pratiques délictueuses ou païennes de la paysannerie féminine.

Ces femmes dites sorcières ont été des boucs émissaires et des victimes. On les a diffamées pour pouvoir ensuite les violenter légalement. Elles n’ont rien fait, ni même les choses dont elles étaient accusées, elles ont été constituées comme l’ennemi intérieur, créé de toutes pièces. La violence est le but, la création culturelle de la sorcière, de ce nouvel ennemi est le moyen qui la sous-tend, mais c’est une violence contrôlée par la loi des laïcs.

La chasse aux sorcières est un mouvement de « purification sociale » qui cible des personnes faibles : femmes seules, femmes âgées. Ce mouvement est concomitant à des périodes de grands troubles politiques et religieux en Europe : avènement du protestantisme, Guerres de religion en France, Guerre de Trente ans, retour de fortes pestes, etc. Ces désordres suggèrent des épurations du corps social (la saignée comme remède) dont les femmes sorcièrisées font les frais tout au long de l’époque moderne, principalement dans les pays les plus touchés par ces troubles : le Saint-Empire Romain Germanique, la France et dans une moindre mesure l’Angleterre. En France, la montée en puissance d’une nouvelle classe d’officier civil (la noblesse de robe) spécialisée dans les questions légales n’y est certainement pas étranger. Cette nouvelle classe qui peine encore à donner légitimité à son existence en dehors des questions financières des offices trouve sa raison-d’être en l’inventant : la mission de purger un ennemi intérieur créé ad hoc. On peut d’ailleurs juger d’un conflit entre les juridictions laïques et religieuses puisque contrairement à certaines représentations typiques, l’inquisition a plutôt été une force de retenue. Les pays où elle était forte (Italie, Espagne) n’ont pas connu de chasses aux sorcières aussi virulentes qu’en France.

Il est important de voir que ceci advient alors comme une nouvelle révolution légale et culturelle. La chasse aux sorcières est un événement moderne, non pas une « barbarie moyenâgeuse », témoin d’un temps troublé, mais en fait quelque chose parfaitement en accord avec la modernité qui infuse encore dans nos États.

Pourquoi donc ces femmes… ? L’explication la plus tragiquement pragmatique est qu’il est plus aisé de frappé au plus bas. Les femmes constituent 80 % des accusé-e-s, mais parmi elles, certaines sous-catégories sont surreprésentées : femmes seules et veuves, âgées, sans enfants. Le point commun de ces femmes est l’extrême faiblesse sociale.

Être fort à l’époque moderne n’a rien à voir avec notre vision individualiste de l’agentivité, la performance, l’autonomie. Au contraire, on juge la puissance par la grandeur de l’entourage, c.a.d. si vous avez besoin d’aide, combien de personnes viendront vous aider ? Une personne ne peut rien contre quelqu’un qui peut en mobiliser dix autres. À ce niveau là, ces femmes sont au plus bas de la puissance sociale : elles n’ont ni mari, ni enfants, ni proches pour les soutenir. Parce qu’elles n’ont pas de famille, elles se situent en dehors de l’agencement social ordinaire et les autres membres de la communauté ont donc peu de raisons de se rallier spontanément à elles. Les sorcières n’étaient pas des femmes « fortes et indépendantes » parce que cette dénomination est pour l’époque antinomique. Encore aujourd’hui, l’idée d’une « personne seule » ne transmet nullement une idée de puissance.

Fondamentalement, les sorcières sont des femmes faibles. Et c’est bien parce qu’elles sont faibles, qu’on sait que peu de monde se battra pour elles, qu’on peut les persécuter, les rendre encore plus repoussantes en tant que modèle. Les hommes qui jugent ne font que renforcer ce que la société considère déjà comme marginal, ils rendent alors la violence comme possible et souhaitable.

En fait, l’idée récente que les sorcières étaient des femmes puissantes et que c’est cette puissance qui, étant source de jalousie et de crainte, a conduit à leur répression, est elle-même une idée issue du cadre patriarcal et dominant. Similaire au juif dans l’idéal antisémite, le sorcière est à la fois cette personne faible, hors société, une « vermine », et aussi une personne puissante, insidieuse, dangereuse contre laquelle il faut lutter. C’est pourtant bien parce que ces femmes étaient faibles qu’on a pu les déshumaniser et les attaquer. La pensée des sorcières comme « femmes puissantes » anime l’idée révoltante qu’on châtie celles qui sont des trouble-fêtes et qui remettent en cause l’ordre établi. Mais la réalité est sans doute plus prosaïque et brutale : en fait ces femmes sont déjà affaiblies par la vie, mentalement et socialement, puis déshumanisée et tuées… L’idée que les sorcières étaient fortes repose sur une honte et une horreur de la faiblesse. Les femmes puissantes qui se révoltent et sont châtiées est une narration romantique agréable, mais ses fondements idéologiques viennent de l’idée de toute-puissance des dominants.

Revenons aux juifs en Europe centrale. Ont-ils été persécutés parce qu’ils étaient puissants et dominants ? Et dans ce cas comment cela aurait-il bien pu se passer ? On perçoit comment l’idée du « faible fort » est ici un élément des dominants. Mais pourquoi voudrait-on que les dominé-e-s soient forts malgré la domination ? Des juifs ont creusés leurs propres tombes durant la Shoah et je ne parle pas au figuré mais littéralement. Que dire de ceux-là ? Ne méritent-ils pas notre compassion ?

En fait l’idéologie des dominants, que ce soit l’idée de puissance, les représentations culturelles attribuées aux dominé-e-s, que ce soit les femmes, les « sorcières » ou d’autres est puissante dans nos représentations collectives, qu’on le veuille ou non. Reprendre ces figures, c’est malheureusement continuer d’utiliser des références qui viennent des hommes au pouvoir. Il existe peut-être une autre sorcière, mais tout reste à faire…

Lire et relire Judith Tutler

Par un pur hasard (certes anticipé), j’ai eu l’opportunité de tenter de relire Judith Butler au-delà de ‘’Trouble dans le Genre’’, nommément ‘’Ces corps qui comptent’’ (1993) et ‘’ Défaire le Genre’’ (2004). On passera sur le désordre éditorial français qui mélange sans ménagement l’ordre de ces textes pourtant chronologiquement marqués, le second clarifiant le premier, le dernier repensant l’ensemble.

On pourrait en rire, mais je pense que la réputation de complexité des ouvrages de Butler (qui n’est pas totalement fausse et due tant au style qu’au propos) performe elle-même cette complexité. Pourtant Butler se répète bien souvent, pour obtenir par micro-changements une masse solide avec de nombreuses aspérités. Largement elle opère sous le spectre constant d’un idéalisme symbolique qui n’est pas, je trouve, particulièrement difficile à se représenter.

Je commencerais par dire que je ne suis pas vraiment sympathique à ses perspectives et à sa méthode pratique (si tant est qu’elle en ait une). Malgré de nombreux passages où il m’est facile de la rejoindre et difficile de lui donner tort, animée par non seulement un idéalisme fort et relativement intégral mais aussi un refus du matérialisme (mon immense déception à la lecture de ‘’CCqc’’ – de la lâcheté intellectuelle plus qu’autre chose je trouve), elle se retrouve soit le plus souvent à botter en touche sans jamais sortir de paradigmes axiomatiques, soit à simplement mettre la charrue avant les bœufs et développer une situation finale sans jamais daigner imaginer comment l’atteindre de manière pratique et même intellectuelle.

Au delà de ces critiques basiques, idéalisme contre matérialisme, il y a d’autres critiques que j’avais lors de ma lecture tenté de résumer dans ces quelques paragraphes.

La réitérabilité du genre chez Butler semble se confondre elle même avec un auto-engendrement phallogocentrique (et donc masculine), pourtant Butler ne voit pas sa perturbation comme un renouvellement par la négative du dit auto-engendrement, comme une action de borner à nouveau cette norme, elle-même masculine. Sa centralité de la perturbation de la performativité apparaît alors relativement stérile.

Butler tour à tour nie ou oublie, que c’est le pouvoir en place qui détermine ce qu’est la violence, sa légitimité et la perception de son intensité. Butler réaffirme, selon moi à tort, que la violence est une marque de faiblesse, la révélation de la faillite à entretenir et justifier le système. La violence est en fait constitutive du pouvoir et de la norme, la violence est action du pouvoir, réinscription du pouvoir. En marquant qui et ce qui peut être violenté, on marque alors ce qui compte et ce qui ne compte pas (ce que Butler souligne pourtant elle-même).

L’émergence d’éléments perturbateurs est l’opportunité, par une action violente, de réinscrire la norme. La perturbation de la norme est elle-même l’enfant de la norme : elle s’inscrit par la négative dans un rapport envers la norme et donc dans la norme elle-même comme antithèse avouée et définie. La perturbation de la norme en elle-même ne la remet pas en cause profondément puisque cette dernière par son surplomb peut très bien s’en accommoder. S’attaquer à la norme c’est d’abord postuler son hégémonie, puis lui donner la possibilité de réitérer sa domination par la violence ou de se restructurer pour rester la condition du pouvoir. La perturbation est le fuel de la norme, qu’il vienne de l’intérieur ou de l’extérieur, comme une volonté de révolution stérile. On rappellera à l’envie la phrase de Lampedusa « Pour que tout reste pareil, il faut que tout change ».

C’est plutôt la possibilité d’une autre norme, d’un autre paradigme qui peut secouer la norme hégémonique. Ici Butler ne semble pas aller assez loin dans sa propre idée de créer un extérieur sans extérieur (perspective fort légitime).

L’idée de voir la faiblesse dans l’usage de la violence est, selon moi, révélateur de sa propre faiblesse en refusant de voir que c’est la possibilité même d’être violenté qui fonde la faiblesse d’être, de se définir et d’agir. Butler est elle même victime de cela. En effet, comme elle le souligne dans l’introduction de “Ces Corps qui Comptent”, nombre de personnes, à droite comme à gauche n’ont tout simplement pas compris son précédent ouvrage “Trouble dans le Genre”, tant dans ses potentialités que dans se qu’il pose comme bases. Elle ne semble pas saisir que la droite n’a pas besoin de comprendre le livre, simplement de le faire comprendre selon ses propres termes pour transformer Butler et son discours en un ennemi pratique. Ses adversaires créent une autre Butler, un autre ad hoc, comme elle le remarque elle-même lorsqu’elle souligne que ses ennemis lui reprochent des choses qu’elle ne dit pas. On pourrait appeler cette autre Butler, Judith Tutler.

Judith Tutler devient la vraie figure parce qu’il y a une capture de l’appareil médiatique par la droite qui empêche Butler de transmettre correctement son message. Butler cesse d’exister en dehors de ses livres que personne, même ses allié-e-s semble pouvoir lire et comprendre et aussi capables d’en tirer des usages dialectiques ou pragmatiques. Ne reste alors que le discours de droite, représenté par l’épouvantail qu’est Judith Tutler. Butler se retrouve, ironie du sort, dépossédée de son propre discours que l’on recrée contre elle au besoin, dépossédée de sa propre personne et de sa capacité de représentation. Le fait que Butler n’ait pour ainsi dire aucune articulation pragmatique et pratique aide en cela, son discours sur le discours est sans peine manipulée par des gens qui peuvent justement faire advenir un discours faussé, ce parce qu’ils sont justement en position de pouvoir sur elle.

Autre critique que l’on pourra couramment lui faire, Butler voit avec raison que le symbolique s’attache partout et qu’il est impossible non seulement de se représenter la matière sans y poser de la symbolique, mais simplement de séparer matière et symbolique, sexe et genre. Son grand tort néanmoins, c’est ensuite de partir du principe axiomatique que le genre et la symbolique sont les éléments décisifs et principaux de la matière. Elle se refuse par là à discuter de la matière même, dans un évitement que je qualifie de lâcheté. Il s’agit plus d’un exercice ressemblant au chat retombant continuellement sur ses pattes qu’une confrontation avec la perspective matérialiste, ce même pour renforcer sa propre théorie, avec l’idée impossible à éviter, qu’elle n’a en fait rien à argumenter contre le fait que la matière existe indépendamment de la symbolique et que c’est bien pour cela que la symbolique peut s’y attacher.

La centralité de la symbolique chez Butler est caractéristique d’une position consciente ou inconsciente de faiblesse pratique voir même de faiblesse dialectique et on voit que cette étau mental pèse dans le reste de sa prose. Ceci en particulier dans son idée de sortir de la norme par l’idée (certes stimulante) d’une centralité de l’indéfinition, postulant complètement à tort que la définition est définie de manière horizontale ou de manière changeante comme le pouvoir est diffus. On pourra lire à l’envie Nicole-Claude Mathieu là dessus, définir et occulter qui défini est un des outils majeurs du pouvoir et de ceux en position de pouvoir. Butler ne fait ainsi que préparer son propre désarmement intellectuel, l’incapacité de définir qui est et surtout qui est en situation de domination et d’infériorité et c’est bien parce qu’elle nie être elle-même en situation d’infériorité, qu’elle ignore comme le moteur de la domination tourne qu’elle peut en arriver à cette idée attirante mais complètement contre-productive.

Elle espère que lorsque le flou et l’imprécision adviendront, alors la domination ne pourra être par incapacité à définir qui peut-être dominer, mais dissimuler cela dans le domaine intellectuel et de manière pratique est la base du pouvoir normatif et d’exploitation, et ainsi Butler ne fait que rendre la lutte plus ardu. Ce serait revenir avant même les perspectives des années 60-70, à devoir refaire le trajet de qui est dominé et comment. En ce sens et parce qu’elle s’inscrit dans une perspective idéaliste, Butler ne fait in-fine que servir la réaction.

PS: Sur les perspectives de violence on pourra plutôt lire l’ouvrage d’Elsa Dorlin, qui n’est pourtant pas antipathique envers Butler, ‘’Se Défendre’’. Dorlin développe des idées et des perspectives pratiques bien plus pertinentes, pourtant dans la ligne créusée par Butler elle-même.

Hyper

Quoi que cela veuille dire, l’hypersensibilité est un sujet à la mode. Livres sur le parcours de vie d’un-e hypersensible, conseils pour faire de l’hypersensibilité une force, voir un super-pouvoir, on en trouve à toutes les sauces. Hypersensibilité is the new autisme, pour ainsi dire. En un sens c’est une très bonne chose : la parole se démocratise sur les expériences de vie sinon atypiques, a minima passées sous silence. Des gens se sentent légitiment à mettre en avant des parcours difficiles ou considérés comme anormaux et en tant que tel, en particulier pour ces personnes-ci, c’est une bonne chose. Ce qui me rend perplexe et me pose question c’est l’angle d’approche, influencé selon moi par le boom du développement personnel.

Pour commencer, on pourrait se demander qu’est-ce que peut bien vouloir dire hypersensibilité exactement … ? La sensibilité, qu’elle soit d’ordre psychologique ou physiologique est quelque chose qui est complexe à quantifier : elle est éminemment subjective, contextuelle et personnelle. L’exemple typique est la demande à l’hôpital de quantifier sa douleur, la réponse est généralement toujours ré-évaluée ensuite à la hausse ou à la baisse en fonction du contexte, parce que l’on sait qu’une personne souffrante n’est pas fiable (parce qu’elle se trouve dans une situation où ses sens sont affectés).

Il ne s’agit pas de dire par là que l’hypersensibilité n’existe pas ; rien que de manière physiologique, on peut sans peine imaginer des personnes avec une construction névralgique anormale qui les rendrait de fait plus sensibles par exemple. De la même manière, on sait maintenant que des personnes ayant vécues des expériences traumatiques sont plus sensibles et plus vulnérables à de nouvelles attaques sur leur santé mentale.

La notion de sensibilité est polysémique, ce qui n’entame pas son utilité, mais on peut quand même se demander si l’idée d’une norme de sensibilité (quelle est la fourchette?) est vraiment la direction dans laquelle on veut aller… Le terme même de « hyper » suggère l’existence d’une base commune de la sensibilité des gens, suggère un aspect quantitatif qui permet de dire qui est plus et même vraiment plus (hyper) sensible que la moyenne. Comment cela s’utilise en prenant compte de la polysémie de la sensibilité, comment mesure-t-on la sensibilité psychologique d’une personne et son écart vis à vis d’une norme… ?

L’idée d’hypersensibilité induit quasiment immédiatement l’idée d’une réaction excessive, d’une réactivité excessive. Qui juge exactement de cet excès ? On sait bien que des gens dans nos populations occidentales ont historiquement été considérés comme ayant par nature des réactions excessives : les femmes, les non-blanc-he-s, etc. On est donc largement en droit de se demander le cadre d’application de cette qualification d’hyper-, d’excès.

Le point positif que l’on peut voir dans un tournant sémantique est la sympathie vis-à-vis du dit excès, alors que d’ordinaire, c’était le mépris qui était de rigueur. Ces auteur-e-s se sentent légitimes à mettre en avant de manière positive leur sensibilité et cela sous-entend un climat plus à même de les prendre au sérieux, ce qui est encourageant. On pourra bien sûr tempérer cela à l’envi, en particulier à l’aune du discours de la fragilité, des blancs et des hommes en particulier (que je trouve personnellement très dépolitisant et ratant le coche mais c’est un autre sujet). Ce qui me pose problème maintenant est, à la faveur de la sympathie, l’effacement du caractère de trouble lui-même. On efface l’idée que l’hypersensibilité est un trouble, pas juste une anormalité, suivant en cela le développement populaire autour de l’autisme par exemple.

Comme l’hypersensibilité, l’autisme n’est pas juste anormalité, c’est avant tout un trouble social grave qui handicape littéralement les gens, leur pose des problèmes graves dans la vie. Comme pour de nombreuses choses, la discrimination envers les personnes autistes est un problème, l’autisme lui-même est le cœur du problème et cela tend à être oublié ou mis de côté. La démarche tend à normaliser l’anormal pour pouvoir désamorcer la discrimination, mais le prix à payer risque d’être de diminuer la perception de la gravité de ces troubles affectant ici les personnes autistes, ici celles hypersensibles. Ceci va de pair avec un discours héroïque à propos de ces troubles.

C’est une des autres choses qui selon moi est dommageable et l’exemple de l’autisme est assez similaire. Pour légitimer l’anormalité, une rhétorique exceptionnaliste à égard des personnes anormales a été utilisée pour montrer ce que ces personnes peuvent apporter, sont capables de faire, etc. Le cas typique maintenant montré ad nauseam étant l’autiste matheux. Le pendule tend maintenant à se balancer dans l’autre sens pour, les autistes et leurs soutiens étant obligés de rappeler que non, les autistes ne sont pas tou-te-s comme dans Rain Man, un certain nombre sont avant tout de graves handicapés. Le soin aux personnes autistes est complexe et nécessaire, elles ne sont pas toutes des héroïnes en puissance, de la même manière que si on peut toujours trouver des tétraplégiques romancier-e-s à succès, la plupart sont d’abord des gens extrêmement vulnérables.Le discours héroïque servant de carapace tend souvent à protéger les membres les moins affectés et perturbés par ces troubles. Au-delà de cette légitimation, il n’est pas rare de voir cette capacité à l’exceptionnel devenir une demande d’exceptionnalisme. Que seul le dépassement de leur condition est la condition pour qu’on parle d’eux. On entend rarement parler de gens pour qui il n’y a pas de portes de sortie temporaires ou définitives, qui vivent leur affliction comme une calamité, etc. En prenant l’angle de l’héroïsme, en faisant de l’anormalité une force, un super-pouvoir, on capitalise en fait sur cela plutôt que d’accepter que le trouble est une faiblesse, mais que cette faiblesse ne diminue pas la « valeur » d’une personne ou d’un témoignage, sans imaginer que les individus ont une « valeur » intrinsèque. Aura-t-on bientôt « Fort comme un cancéreux », « Ma dépression est un super-Pouvoir ! », etc. En fait, on y est déjà… Cela traduit juste l’horreur de la faiblesse et de son expression qu’a la société capitaliste de la performance.

C’est l’individualisation qui pose un autre problème. Mettre en avant des parcours individuels et leur exceptionnalité, c’est régulièrement mettre en sourdine l’influence de la société et surtout d’une société qui participe directement à la fragilité mentale et physique de ses participants. Que ce soit la crise climatique, la crise politico-sociale, économique, sanitaire et j’en passe, nombre sont les raisons d’être affecté négativement par notre environnement. La rudesse du monde capitaliste et ses excès est toujours plus forte et visible et la solution n’est pas plus d’individualisme, comment s’en sortir malgré le matraquage, résilience, etc. La société oppressive dans laquelle nous vivons a une part dans l’émergence des troubles mentaux et l’angle du développement personnel tend à offrir une réponse individualiste à un problème global, lorsqu’il identifie le problème. Ceci est également un souci lorsque l’on se souvient que la dernière affaire hyper-, c’était le diagnostic très généreusement donné d’hyperactivité, qui a entre autres amené à prescrire de la méthamphétamine à des enfants, ce qui a de nombreux égards n’est pas fantastique, entre autres parce que la dépression est un des effets du manque de meth.

Bref, réjouissons nous que les discours sur les anormalités aient la possibilité d’émerger auprès du grand public, mais rappelons que ces discours sont non seulement récupérables, mais surtout compatibles avec un capitalisme avides de différences, différences signifiant toujours ouverture de marché. N’oublions pas que bien souvent ces anormalités sont des troubles bien réels qui nécessitent sinon un traitement, au moins un accompagnement et que le discours du développement personnel qui tend à s’identifier en fonction de ces troubles et à faussement les caractériser comme des compétences héroïques est dommageable tant dans les représentations que les rapports qu’ils sous-tendent. Il ne doit pas y avoir un impératif à faire de ses faiblesses et accidents de nos vies des forces, cela ne rend nos faiblesses que plus honteuses et incompatibles à notre environnement capitaliste. C’est ce système capitaliste qu’il faut remettre en cause d’un point de vue collectif, non pas stigmatiser les faiblesses individuelles et l’incapacité supposée à transformer de graves troubles physiques et psychiques en de prétendus super-pouvoirs.

Le sabre de la vie

Otake Risuke est décédé le 7 juin 2021, depuis 1967, il était un des principaux instructeurs (shihan) de l’école martiale traditionnelle japonaise Tenshin Shoden Katori Shinto-ryu. Il avait rejoint l’école en 1942, durant la guerre dans l’espoir que cette dernière renforcerait son caractère et sa détermination pour mener à bien la guerre contre les ennemis de l’empereur. Ces espoirs ont été néanmoins compromis par la défaite du Japon en 1945. Otake Risuke a néanmoins continué à poursuivre son enseignement dans l’école auprès du maître Hayashi Yazaemon.

En 1967, il reçoit la plus haute distinction de l’école et devient instructeur. A partir de cette période, l’école va refleurir sous sa tutelle, en parallèle de celle de l’autre instructeur Sugino Yoshio. Ces deux hommes qui ont traversé la guerre à grand peine (Sugino-sensei perdra sa maison à deux reprises ainsi que son fils) vont néanmoins dans les années 60 et 70 intégrer des occidentaux dans leurs écoles, y compris des états-uniens, le plus fameux, Donn Draeger, étant lui-même un ancien marine. Ce sont ces hommes et ces femmes qui ensuite diffuseront l’école dans le monde.

Par ses actions, Otake Risuke a montré à quel point il avait parfaitement intégré et fait siens les enseignements de l’école, non seulement le curriculum technique qu’il déployait avec maestria, mais aussi l’enseignement intellectuel. La grande leçon de la Katori Shinto-ryu s’exprime dans cette devise « Heiho wa heiho nari » (兵法ハ平法也), l’art de la guerre devient l’art de la paix. Pour cela, il est nécessaire de détruire le conflit en faisant de son ennemi un ami, de détruire l’idée de l’ennemi dans sa propre tête, puis dans la relation entre les deux.

C’est l’exemple même de la fable la plus célèbre sur le fondateur Iizasa Choisai Ienao qui utilise sa force et sa maîtrise des arts de la guerre pour, sans violence, annihiler la volonté de conflit chez l’adversaire, et qui ensuite annihile sa propre volonté de conflit par l’humilité, amène son ancien ennemi à soi et en en faisant son disciple, en fait un ami.

Otake Risuke a montré qu’il était un des dignes successeurs et propagateurs de la volonté de Choisai Ienao et qu’il démontrait les plus belles valeurs du budo. Il montrait que l’art du sabre doit devenir lien entre les pratiquants. Le sabre est le maître, il enseigne la valeur de la vie, l’amitié et l’harmonie entre les êtres humains. Lorsque deux bokken se touchent, deux humains se retrouvent connectés. Le sabre leur apprend alors comment se joindre dans un effort de compréhension de l’autre.

La force qui émane du sabre peut et doit laisser place à la paix.

Here we go again

Nous voilà donc reconfiné-e-s, à peine six mois après la fin du premier épisode. Visiblement un grand succès quand à l’anticipation de l’évolution de l’épidémie. Que c’est-il passé pendant cet été si ce n’est rien, un espoir absurde que tout ceci disparaîtrait comme les feuilles d’automne.

Même s’il s’agit d’un confinement “light”, les écoles, le travail, les cimetières continuent, non, seules les réunions entre amies sont interdites, en privé ou dehors, on peut gager que la population ne l’appréhende pas de la même manière que le premier. Le premier confinement était source d’angoisse mais aussi d’inconnus, on vivait un moment étrange mais historique, qu’on pourrait raconter à nos petits-enfants si on ne sombrait pas dans la déprime, la dépression ou l’alcool. On avait tou-te-s découvert-e de nombreuses choses durant cette période, notre rapport à la consommation s’en est trouvé changé, plus rien ici, ou plus de colis là. Les parents découvraient leurs enfants, les gens étaient convié-e-s à resté-e-s seul-e-s chez eux et à lentement retenir leur nervous breakdown, ah si quand même la planète visiblement respirait.

Ce deuxième confinement pourtant à déjà perdu tout soupçon d’exotisme et de surprise, quoi encore! Ce qui transparaît naturellement c’est la faillite du gouvernement qui s’empresse de pointer du doigt “les gens”, celles et ceux qui n’ont pas fait assez attention, n’ont pas mis leur masque, ou mal, ne se sont pas lavé-e-s assez les mains et n’ont pas dis bonjour à la dame. C’est de leur faute à eux mais on essaiera que cela ne gâche pas noël quand même… confinement jusqu’au premier décembre, avent quoi? C’est que le saint jour de la consommation ne peut pas être confiné comme ça lui! On plaisantait jaune sur l’esprit 19e-iste de notre président, nous voilà servi, les français-e-s sont bon-ne-s à travailler, à crever de maladies respiratoires, le covid vaut la silicose, et surtout à rester chez soi, sans faire de vagues. Couvre-feu, mais alors qu’on a tant eu de mal à dire Guerre d’Algérie, ici, la dénomination prouve encore que le pouvoir n’aime jamais être mieux en guerre que contre quelque chose d’intangible, guerre au terrorisme, guerre au covid!

Nous les savions brutaux

Nous les savions menteurs

Nous les savions incompétents

Que nous faudra-t-il savoir d’autre… ?

Et où est la résistance à cette autoritarisme d’état, que diras-t-on à nos descendants, j’étais là et je n’ai rien fait, je me suis barricadé, attendu que le néo-libéralisme brunisant passe.

Another Black Blues

Alors que les Etats-Unis sont sur le point de dépasser l’Italie en nombre de morts du fait du Covid-19, il m’est il y a déjà quelques jours venu une simple et sombre pensée. En fait des États-Unis, le virus touche les différents états de manière très inégale. New York représente une part absolument massive du nombre de cas (un tiers maintenant) et près de la moitié des morts. Le deuxième état dans ces deux catégories est le New Jersey, et en fait principalement dans les comtés près de NYC. Suivent ensuite Louisiane, Massachusetts, Illinois, Californie.

Mais quels sont donc (entre autres) les points communs de ces états… Ce sont principalement des états qui votent démocrates à la présidentielle, depuis au moins 30 ans. Les intrus sont des états ou la population afro-américaine constitue la majeure partie des décès et des cas.

Et donc vient la méchante pensée… Etant donné la politique très clivée qu’il a mené jusque là, peut-on faire confiance à Donald Trump pour prendre les dispositions qui comptent, quand celles et ceux qui meurent, dans l’immense majorité des cas, sont des noirs ou des bleus?

Consentement et Prostitution

Ceci est une très courte réflexion qui mériterait d’être développée, je l’ai assemblé dans ma tête en lisant le livre de Geneviève Fraisse sur le consentement, mais comme je ne l’ai pas fini, il y a sans doute beaucoup à dire. La présentation est assez laborieuse…

Considérons ici simpelement le viol comme un acte où une personne est contrainte à un rapport sexuel par différents moyens et sans son consentement.
Dans la prostitution, le client désire une relation sexuelle et donne à cet effet de l’argent à un-e prostitué-e. Une question se pose naturellement, qu’achète le client? Selon certain-e-s, il achète par cela le consentement, hors, on peut déjà être raisonnablement sûr du fait que si la prostituée ne désire pas de rapport sexuel auparavant, son désir intime n’est probablement pas non plus transformé par le fait de recevoir d’argent. La transaction monétaire ne modifie pas le désir sexuel qu’éprouve le-a prostitué-e envers le client. Ce qui l’engage à le faire c’est une forme de contrat et de pression sociale, mais le consentement n’est pas acheté.
Le fait de prendre l’argent ne remet pas en cause le fait que la prostitution est une forme de violence sexuelle et de viol, l’argent ne fait qu’engager la victime dans un silence entendu. Historiquement et encore largement aujourd’hui dans les cas d’agressions sexuelles et de viols, la victime est payée pour se taire. La prostitution n’est à cet égard que cette pratique étendue à une activité entière. Le retrait d’une plainte ne signifie pas que le viol n’a pas vraiment eu lieu, mais simplement que la victime renonce aux poursuites pour une raison ou une autre.

Le rôle de la transaction monétaire dans la prostitution est de payer le silence des prostitué-e-s.

Beyond the Pass

Je voulais écrire un bref bout sur quelque chose qui a déjà été largement discuté par des personnes certainement plus malignes que moi, plus pour clarifier et poser mes pensées que paraître all original. C’est-à-dire sur le mot (préfixe) cis-.

C’est forcément partial mais puisqu’il faut bien partir de quelque chose, je pars ici sur la définition qu’en fait Julia Serano dans  »Whipping Girl » (on pourra juger de la pertinence de cette phrase de Serano vis-à-vis d’autres définitions qui néanmoins lui ressemblent), pas parce que j’aime particulièrement Serano mais parce que c’est une écrivaine reconnue de ces questions. Les personnes dites cis- sont donc :

« [des] personnes qui ne sont pas transsexuelles et qui ont toujours connu leurs sexes physique et mental alignés »

Sans en faire plus, on pourrait remarquer que ce que Serano décrit ici, ce sont plutôt les personnes transsexuelles que cis- (alors dans ce cas pourquoi utiliser cette définition comme référence gros malin ?) et en fait c’est assez symptomatique de toutes les définitions qui se font plus par la négative que par l’affirmative – ce qui n’est qu’un des problèmes du terme.

La principale réelle limite du préfixe c’est, je pense, de sous-entendre que le préfixe renvoie à la même chose qu’il s’applique aux hommes ou aux femmes. Ceci est pour moi tout à fait malhonnête puisque dans le système Patriarcal dans lequel les gens vivent, être un homme ou être une femme n’est absolument pas équivalent d’un point de vue matériel et d’expériences. Être un cis-homme n’est pas du tout la même chose qu’être une cis-femme. Le préfixe cis- accomplit alors peu et masque plus qu’autre chose la place des unes et des autres. Si l’on veut garder le terme cis- comme une marque de catégorie oppressive, cela fait sens quand il est utilisé pour catégoriser des hommes, mais appliquer cela aux femmes, en ferait donc des dominantes dans le système de genre patriarcal ; cela me paraît tout simplement misogyne et anti-féministe. D’un point de vue de théorie anti-patriarcale, le terme cis- est impropre parce qu’il ne souligne pas la différence fondamentale dans le système de genre qu’il y a entre les hommes et les femmes et entre être l’un ou l’autre.

En plus de cela, affirmer que l’on reconnaît son sexe physique et son sexe mental (on pourra également discuter de la pertinence du terme « sexe mental » que, pour des raisons de simplification, l’on ramènera à une certaine définition du genre) comme alignés, en harmonie, sous-entend que la réalité physique, c’est-à-dire l’existence matérielle, et ses évolutions soient sur un pied d’égalité. Il ne s’agit bien sûr pas de compter des points imaginaires , mais je pense qu’il n’est pas exagéré de dire que la puberté féminine est par exemple une expérience bien plus forte et bouleversante que la puberté masculine (d’un point de vue à la fois physique et sociale). Dire que les personnes cis- vivent leur existence physique en accord avec leur psyché sexuelle masque le fait que ces deux éléments sont particulièrement bouleversés chez les jeunes filles et qu’il s’agit souvent d’une étape éprouvante de la vie. Ceci est globalement moins vrai chez les jeunes garçons (It’s the Patriarchy, stupid !), ce qui ne veut pas non plus dire que c’est une étape forcément aisée pour eux non plus. Que les femmes en particulier sont éduquées à détester leur corps remet largement en cause l’idée que « sexe mental et sexe physique sont alignés » de manière harmonieuse, cela cache que souvent cet alignement est une source de souffrance avant d’être une (hypothétique?) sources de privilèges. Les femmes souffrent dans leurs corps et dans leurs psyché de se savoir femmes et d’être reconnue comme telles.

Être genrée au féminin c’est être ségréguée, c’est faire partie d’une catégorie de la population spécifiquement visée, ce n’est pas quelque chose qui est revendiqué mais plutôt reconnue. Les femmes n’ont pas choisi de l’être mais ne peuvent pas non plus l’ignorer, reconnaître son statut est nécessaire en vue de lutter pour le salut de sa condition ou la disparition du dit statut, mais reconnaître ne veut pas dire valider. Le statut d’infériorité sociale qui pèse sur les femmes est subi, il est donc particulièrement troublant de constater que bien souvent, ce sont les femmes qui sont poussées à se reconnaître comme cis-, c’est-à-dire implicitement comme étant bénéficiaire ou complice du système patriarcal alors que ce sont les hommes qui profite de ce système. Ce sont les hommes qui ont décidé de ce qui est de genre féminin, de ce qui fait le genre femme. Le genre a été crée contre elle, comme catégorie oppressive.

Tout ceci a largement a trait avec le fait que le terme de cis- ne prend réellement sens que dans une vision identitaire du genre, bien que cette approche ne soit pas du tout universelle parmi les courants féministes. Ce terme est souvent utilisée de manière ordinaire alors que comme de nombreux autres, il est chargement politiquement à sa base, il n’est pas neutre parce qu’il prend racine dans une certaine forme de conception et d’utilisation du concept de genre. Ce terme est de fait quasi-impossible à implanter de manière fonctionnelle dans la pensée radicale qui envisage le genre comme une des bases du système patriarcal et pas comme une nature intime dont il est d’ailleurs malaisée de voir comment on peut y faire référence de manière matérielle et objective en dehors des stéréotypes de genre et sans verser dans l’essentialisme (ce que Serano ne parvient pas à faire, d’ailleurs).

What’s my name (but from ‘from here to eternity’)

Dans la plâtrée des sujets sur lesquels je me suis penché à un moment il y a eu ça, « Comment les hommes qui (pensent ?) participe(r) à la lutte anti-patriarcale devraient se nommer », dans le grand ordre des choses, ce n’est pas exactement de vif intérêt ni particulièrement intéressant en tant que tel, mais puisque je me rends compte que j’ai changé d’avis plusieurs fois à ce sujet et que c’est toujours bon de faire un état des lieux à un instant I, voilà quelques lignes pour sortir ça de la liste des choses à traiter.

En fait je peine à voir cette question comme autre chose qu’une bonne vieille réappropriation de lutte (linguistique). C’est donner l’impression que la manière dont les hommes doivent s’appeler est importante pour le Féminisme, ce qui n’est je pense absolument pas le cas (ceci n’est pas la même chose que de questionner le fait que des hommes utilisent le qualificatif de féministe à tout va, ou d’autres qualificatifs). (bah alors pourquoi t’écris ce texte tartempion ?). Pour faire simple, les hommes de bonne volonté devraient en fait ne rien s’appeler du tout. Si ce qui nous occupe c’est « vaut-il mieux se dire  »homme féministe » ou  »allié » ou  »pro-féministe »… ? » c’est que notre intérêt vis-à-vis du féminisme et la lutte patriarcale se résume alors à l’amélioration de notre propre confort intellectuel et à une tentative de se faire remarquer par des personnes auquel on devrait plutôt essayer d’apporter notre soutien. C’est être plus occupés à dire et à dire sur soi, qu’à faire et à faire contre eux ou pour elles.

Qu’un homme se dise Féministe est malvenu (puisque le Féminisme est une lutte des femmes pour leur libération et que les intérêts des hommes y sont contradictoires – en tant que membre de la classe dominante, ils ne devraient simplement pas pouvoir se nommer comme celles de la classe opprimée), Pro-Féministe hypocrite (parce que c’est souvent une preuve de réflexion sur l’inadéquation du terme ‘féministe’ qui n’a pourtant pas dépassé le besoin d’avoir sa niche langagière de dominant) et Allié problématique (puisque c’est imaginer que cela se réalise par une catégorie ou identité et pas par des actes concrets). En tant qu’homme qui se voudrait sincère dans son aide à la lutte féministe, se concentrer sur la recherche d’un mot qui décrive au mieux son engagement témoigne juste de la vacuité de sa réflexion et plutôt d’un désir de se créer une place reconnue et reconnaissable dans un mouvement que l’on devrait savoir n’être pas pour soi.

Ceci ne veut pas dire bien sûr que discuter des termes et du sens de mots  »féministe »,  »allié »,  »pro-féministe », etc. soit inintéressant ou inutile, loin de là, néanmoins chercher comment des non-opprimés devraient se qualifier est je pense globalement inutile pour tout le monde puisque la lutte ne leur est pas destinée. Se nommer et nommer les autres est déjà un exercice de dominants (cf C. Delphy, « Classer, Dominer »), nul besoin de renforcer cette tendance. Je me suis moi aussi poser la question comme tout bon allié putatif en manque de sincérité, mais de fait cela oscille souvent entre pauvreté des enjeux réels et décentrage plus nuisible qu’autre chose. La seule position qui tienne est l’absence de dénomination par refus de mise en avant.

Régence des Sorcières

Cet article a pour double but de donner une  »rapide » vision d’ensemble du phénomène de la chasse aux sorcières en Europe moderne ainsi que d’adresser un point qui pour le cas spécifique de la France n’a semble-t-il été que très rarement mis en valeur (en tout cas je ne l’ai pas vu dans la production scientifique que j’ai lu). Tout ceci se base en grande partie sur l’œuvre de Robert Muchembled.

Je pense qu’il est important de noter en préalable que le ton va (malheureusement ?) être assez académique. Ce bêtement pour deux raisons : mes sources le sont et je m’en inspire largement ensuite tout ceci se base en bonne partie sur des travaux que j’avais moi-même fait à l’université. Je sais que cela peut-être rebutant et j’aimerais sans doute pouvoir faire autrement, mais voilà, socialisation quand tu nous tiens…

Tour d’horizon général

La chasse aux sorcières et les sorcières elles-mêmes correspondent à un phénomène européen qui a depuis longtemps intéressé les historien-ne-s, puisque au moins dès Michelet (milieu du 19e siècle) des analyses leur sont consacrées. Tout d’abord, quelques points thématiques d’ensemble vis à vis de ce sujet.

Contrairement à l’idée toujours très répandue dans la culture populaire, la chasse aux sorcières bien que pensée comme  »moyenâgeuse » n’a pas eu lieu durant l’époque médiévale mais durant l’époque moderne (c’est-à-dire grosso modo fin du 15e siècle jusqu’à la fin du 18e siècle). Elle prend pleinement appui dans les pensées de la fin de la Renaissance et prend son essor répressif principalement à la fin du 16e siècle. En tant que telle, sa durée est bien sûr très large parce qu’elle apparaît plus tôt dans certaines régions et continue encore tard dans d’autres mais pour faire simple, la période la plus intense de la chasse se trouve durant un siècle qui va de 1550 jusqu’à 1650 avec une activité plus importante au tournant du 16e siècle. Toute théorie du Long Moyen-Âge mise à part, la chasse aux sorcières a donc eu lieu dans la période de la Renaissance, que l’on nomme et décrit généralement comme  »humaniste » (oui oui ça fait mal à la pensée collective), et donc après la période féodale et plutôt au début de l’avènement de l’État moderne.

Ce moment comme bien souvent en histoire est à propos, puisqu’il s’agit d’une suite de conflits religieux et politiques (il s’agit de toute façon de la même chose). Pour faire un tour d’horizon européen de la question, en 1517, Martin Luther publiant ses 95 thèses marque le début de la Réforme protestante et par ses succès le début de la contre-réforme catholique, ceci, à bien des endroits, scinde l’Europe en deux. Les conflits religieux ont lieu bien sûr en France et en Angleterre ; en Allemagne (qui n’est pas encore l’Allemagne mais que l’on appellera ainsi par facilité), les tensions sont également présentes bien que peut-être plus diffuses. L’Espagne, elle, est impliquée dans la guerre d’indépendance des futurs Pays-Bas (à ce moment là les Provinces-Unies) qui oppose une monarchie catholique à une république protestante. Les conflits politico-religieux sont intenses et très meurtriers. À la fin de la période qui nous occupe, la guerre de Trente Ans éclate (1619-1649), guerre qui est de nos jours plutôt oubliée mais qui est largement considérée par les historiens comme étant la première guerre mondiale (1914-1945 étant appelée en retour la deuxième guerre de Trente Ans). La situation du moment est donc à la guerre sous influence religieuse.

Vers la moitié du 16e siècle a lieu le Concile de Trente qui lance la contre-réforme, c’est-à-dire la réaction catholique à la réforme protestante, c’est une réaction en bien des points violente et elle est très certainement, bien qu’indirectement, un élément important pour expliquer pourquoi la chasse aux sorcières se développe à la fin du 16e siècle.

La répression des sorcières s’inscrit dans un cadre de violence généralisée, violence politique, violence étatique, violence religieuse. Elle n’est qu’un élément spécifique (mais saillant) d’un contexte global qui prête à l’acte violent.

Et donc non la chasse aux sorcières c’est pas un truc du Moyen-Âge !

Durant cette période donc qui est la sorcière ? Tout d’abord, il y a une raison statistique à la féminisation du terme, puisque en général, les victimes des procès sont, toutes régions confondues, environ 80 % de femmes. Ce ciblage genré ne se retrouve pourtant pas de tout temps et est bien spécifique à la période moderne. En effet, à la toute fin du Moyen-Âge (fin du 14e, début 15e) il y a bien des traces de jugements pour sorcellerie, ainsi que pour Vaudoiserie (c’est à dire une forme d’hérésie spécifique que l’on confond juridiquement avec la sorcellerie). De ces jugements on peut néanmoins dire deux choses, c’est que leur nombre étant très largement inférieur à ceux des siècles qui suivent et que le pourcentage des hommes condamnés étaient bien plus importants, les deux sexes étant globalement à  »égalité » de ce point de vue. A l’époque moderne toutefois les femmes sont accusées de sorcellerie en bien plus grand nombre que les hommes et même si ces derniers sont généralement plus durement jugés, les femmes sont largement plus suspectées et arrêtées pour simples soupçons de sorcellerie (environ 6 à 7 fois plus). Les enfants sont également visé-e-s, mais les données genrées manquent un peu à cet égard, on notera que les seules petites filles (moins de 14 ans) ont été plus condamnées que les hommes adultes. Les femmes et jeunes filles sont donc les cibles privilégiées de la répression, ceci concorde bien avec la pensée du temps.

En effet, à partir de la fin du 15e siècle et tout au long du 16e (et bien après), la philosophie et surtout le droit européen devient de plus en plus misogyne, les femmes perdant peu à peu de nombreux droits, en particulier ceux issus des vieilles traditions dites barbares (qui remontaient au début du Moyen-Âge). La naissance progressive des États modernes a eu tendance à restreindre de plus en plus les droits des femmes et bien que les traditions locales les incluent toujours largement, une puissante dynamique misogyne est à l’œuvre depuis au moins le début du 16e siècle. La chasse aux sorcières est à cet égard une mise en pratique de ces théories et le ciblage des femmes n’est donc pas un hasard.

La sorcière est donc avant tout une femme, c’est aussi avant tout une figure du monde rural, certes, à l’époque moderne, celui-ci représente plus de 90 % du paysage européen, mais même en proportion, la ville est bien moins touchée par le phénomène répressif. La sorcière est donc bien souvent une habitante d’un village ou d’une petite ville, elle est bien sédentaire et pas vagabonde, c’est une figure connue de la population (et c’est d’ailleurs pour cela qu’on l’accuse elle). Bien souvent néanmoins et contrairement aux standards de l’époque, la sorcière est une femme seule, parfois célibataire, plus couramment une veuve. Environ la moitié des femmes condamnées étaient seules, ce qui est un nombre très élevé dans un univers où le mariage est une norme tout à fait écrasante. Parallèle au veuvage, les sorcières sont avant tout de vieilles femmes, de plus de 40 ans (encore une fois, il faut remettre cela dans le contexte de l’époque) ; à ce jeu-là, les hommes leur ressemblent, la plupart des condamnés sont pareillement seuls et vieux. Il est envisageable de considérer les célibataires comme des cibles  »privilégiées » du fait de leur solitude : on attaque des gens qui sont donc, à un endroit, isolé socialement.

La géographie aussi est importante : la chasse aux sorcières se développe dans certains pays et pas d’autres ; dans les pays touchés, certaines régions le sont notablement plus que d’autres. C’est la zone que l’on identifie maintenant comme la mégalopole européenne qui est surtout affectée, c’est à dire l’Angleterre du Sud-Est, le Nord-Est de la France, l’Allemagne de l’Ouest, le Nord de l’Italie (Venise en particulier), la Suisse et les Provinces-unies (c.a.d. le Bénélux). De manière peu attendue, l’inquisition espagnole (if you know what I mean) a eu tendance à restreindre le phénomène et ainsi la chasse aux sorcières fut nettement moins intense dans la Péninsule Ibérique. Ceci peut-être parce que la persécution est avant tout l’expression de tribunaux laïcs qui lui faisaient concurrence et contre lesquels elle a donc plutôt eu tendance à résister. Il y a eu des condamnations en Espagne et au Portugal, mais plus faibles en nombre et bien plus rarement à mort, l’exil étant plus courant (en même temps il fallait bien peupler les Amériques !).

À l’intérieur même de ces pays, on peut voir que certaines régions sont plus touchées que d’autres, les provinces du sud de l’Allemagne par exemple (363 procès entre 1570-1630 aboutissent à la mort de 2471 personnes), où le catholicisme est plus présent mais aussi en lutte d’influence directe avec les protestants, est bien plus vindicatif que d’autres. Pareillement en France, c’est la Lorraine, duché ultra-catholique qui fait figure de fer de lance de la répression contre les sorcières.

D’un point de vue culturel, la sorcellerie et la sorcière subissent une transformation à cette époque. D’un point de vue matériel, ce que l’on attachera le plus souvent à de la  »sorcellerie », c’est-à-dire des types de médecines parallèles, des pratiques issues des paganismes locaux (qui sont encore très présentes, parfois sous des oripeaux catholiques), l’enseignement traditionnel des sages-femmes, etc., tout ceci reste dans les faits les mêmes choses du Moyen-Âge à l’époque moderne. Ce que font de fait les pratiquants de sorcellerie ne changent guère, on les jugent souvent sur les mêmes faits d’un siècle à l’autre.

Notons à cet égard et ceci est extrêmement important que la  »sorcellerie » n’est pas réellement une pratique mais bien une condamnation. Je vais un peu contre mon gré (tenter de) faire du Foucault, mais il faut souligner que ce que l’on appelle  »la sorcellerie » est une pratique façonnée par les institutions judiciaires : ce sont elles qui décrivent certaines pratiques traditionnelles comme telles. Il va de soi, en particulier à l’époque où le christianisme était la norme en Europe, que les personnes accusées de sorcellerie ne faisaient pas ce qu’on leur reprochait dans l’idée de pratiquer la sorcellerie ! Ce sont bien les juges qui, voyant ces pratiques, les ont assimilées à quelque chose de magique. La  »sorcellerie » est une manière de décrire, percevoir et de réagir à des pratiques, pas une pratique précise en tant que telle. Il existait certainement quelques lunatiques sataniques convaincu-e-s, mais la grande majorité des  »sorcières » l’ont été parce que étiquetées comme telles. Les pratiques qui tiennent de la sorcellerie n’ont elles, pas changé d’un point de vue matériel, c’est plutôt le regard et la condamnation de ces pratiques qui s’est modifiée et qui surtout s’est durcit. C’est parce que le regard et l’attitude vis-à-vis des pratiques alternatives se sont transformée et parce que ces transformations de pensées avaient lieu parmi la bourgeoisie notable en charge de la justice laïque, que la chasse aux sorcières a pu avoir lieu.

Les juges en effet, sont dans ces jugements quasiment toujours des laïcs, les affaires de sorcellerie ne sont pas instruits comme des crimes spécifiquement religieux. Par contre, elles sont décrites comme un crime de lèse-majesté, c’est-à-dire une atteinte directe au Roi et/ou à Dieu, cela en fait donc un crime grave ce qui explique pourquoi les punitions sont aussi meurtrières. Le rôle des juges, l’avènement au 16e siècle d’une caste d’officiers de justice royale, n’est pas à négliger dans la persécution. Ces personnes se rattachent bien souvent au mouvement humaniste, Bodin, grande figure de la période en France, est l’exemple célèbre du juriste moderne misogyne dont la haine des  »sorcières » est bien connue. La diffusion des idées modernes coïncident avec l’accentuation des répressions dans ce domaine.

Le renouveau de la chasse aux sorcières est souvent rattaché au très célèbre ouvrage du  »Marteau des Sorcières » ( »Malleus Maleficarum »). Ce guide à l’usage de la chasse aux sorcières est un des premiers ouvrages largement imprimés et diffusés (à partir de la fin du 15e siècle). Ce qui importe donc plus, ce n’est guère que les pratiques de marges aient réellement évolué comme une résistance assumée à l’égard du pouvoir étatique grandissant, c’est bien plutôt l’inverse : le renforcement de ce pouvoir qui sous-entend une volonté de soulèvement des pensées dans des actes marginaux tout à fait locaux et sans réflexivité et qui les punit comme pour créer et marquer sa nouvelle importance. Il est donc important de voir que, ce n’est pas la vérité de l’état d’esprit des praticant-e-s et l’efficacité de ses actes qui comptent, ceux-ci sont bien souvent un simple argument pour rechercher des boucs émissaires aux périodes de crises, nombreuses en ces temps-ci. Comme auparavant (et encore maintenant) les lépreux, juifs et mahométans sont les éternels responsables de toutes misères. Les sorcières deviennent les coupables par défaut des crimes inexpliqués, des tensions locales qui s’aggravent à mesure que la période avance.

L’époque est en effet celle d’une accentuation des peurs réelles ou imaginaires. La figure du diable est de plus en plus présente et surtout de plus en plus présentée comme active, là où auparavant, elle servait surtout de repoussoir. L’action diabolique se retrouve maintenant dans des personnes elles-mêmes comme pour expliquer la montée irrépressible des crises démographiques, politiques et religieuses. L’époque moderne est en effet un terrible basculement vers un moment de guerres quasi-perpétuelles, guerres dont la violence est pour l’instant tout à fait inégalée. La peste noire de 1348 continue encore de faire des ravages (comme à Venise en 1577 et 1630), pareillement le climat est de plus en plus rude, les récoltes sont donc en conséquence de plus en plus fragiles à mesure que le 17e siècle avance. Dans un tel moment, le désir de trouver des responsables humains mais aux pouvoirs surnaturels est tentant et c’est la figure de la sorcière (plutôt qu’une sorcière réelle) qui fait office de bouc émissaire.

Notons pour finir ce tour d’horizon que bien que la répression ait été la plupart du temps particulièrement arbitraire, reposant sur des superstitions et surtout sur des dénonciations motivées en grande partie par la jalousie et la rivalité, notons que la mise à mort en cas de confirmation de la  »culpabilité » n’est pas automatique. Cela varie en fonction de la période et de la région, mais en moyenne, seule une grosse moitié (55 % environ) des condamnations étaient des mises à mort. Il n’y a donc pas un systématisme du bûcher ou de la pendaison bien qu’il s’agisse certes d’une fin courante. Le taux de mise à mort pouvait aisément atteindre les 90 % dans des régions comme la Lorraine, d’autres moins sévères ne dépassaient pas le tiers. Rappelons bien sûr que l’on traite ici de cas de lèse-majesté divine (ou au moins royale), qui est un crime d’une extrême gravité selon la juridiction de l’époque, il ne s’agit pas de diminuer l’horreur des exécutions, mais de souligner que le fait même de ne pas condamner à mort pour un tel crime est remarquable.

On estime que durant toute l’époque moderne, la chasse aux sorcières en Europe a occasionnée 110 000 procès ayant conduit à la mort de 60 000 personnes, dont un peu moins de 50 000 femmes et jeunes filles.

Le cas des régences en France à travers l’exemple du Nord

Le point qui m’a poussé a écrire ce qui n’est pour l’instant qu’un récapitulatif historique de la chasse aux sorcières, n’a je crois jamais été vraiment développé (en tout cas je ne l’ai jamais lu dans des livres ou revues scientifiques), non pas que cela soit réellement d’une brillance fulgurante mais cela me semblait être une sorte d’évidence au vu de la période et encore plus lorsque l’on regarde les chiffres des procès années par années (ou plutôt décennies par décennies vu qu’ils ne sont pas aussi précis). Cela consiste simplement à mettre en lien la personne au pouvoir avec les moments des pics de répressions et donc avec l’hypothèse que cela change peut-être l’intensité de la persécution (ou pas bien sûr).

On pourrait imaginer qu’il s’agit encore une fois d’une manière de remettre en avant la théorie des Grands Hommes : les dirigeants (et ici surtout les dirigeantEs) influenceraient directement, par leur existence même, sur la conduite de l’histoire de leur pays etc. En fait c’est un petit peu différent et cela a à voir avec une vision politique qui dominait à l’époque moderne, celle de la théorie organique du pouvoir. Pour faire simple, le pays et l’État est pensée comme un corps humain et chaque partie du corps y à un rôle à jouer, le tiers-état (qui n’était pas appelé ainsi à l’époque) est représenté par les bras et le corps qui agissent et le roi, la famille royale et les grands nobles en général sont la tête qui commande, le clergé peut-être pensé comme le cœur ou l’esprit. On a donc à la fois une idée pyramidale et essentialiste du pouvoir : c’est le destin de certains d’être en haut et celui d’autres d’être en bas. Comme dans la plupart des essentialismes, tout cela est bien sûr sensé être pour le mieux, car ainsi chacun sait ce qu’il a à faire, pas d’incertitudes et de doutes. Cela veut aussi dire que se rebeller contre cet état, c’est en fait mettre en péril tout le reste du corps et de l’organisation sociétale, il faut donc  »soigner » l’infection que sont les révoltes, c’est-à-dire amputer la source du mal. Tout ceci est une vision simpliste bien sûr, c’est juste pour donner une idée du cadre, qui mérite de mettre en lien les moments de persécution avec les spécificités des têtes couronnées du temps.

La zone la plus touchée par la persécution des sorcières et aussi sans doute la plus étudiée en France est le Nord Nord-Est. On a un bon nombre de chiffres à ce propos ce qui en fait un exemple saillant du phénomène, pour la France en tout cas et on va donc se baser sur cet exemple.

Lorsque l’on regarde les chiffres de la persécution, on se rend compte qu’il y a quelques pics et montées très clairs, pour les situer nous avons :

  • Une stagnation relative du 14e siècle jusqu’à la seconde moitié du 16e siècle avec des procès qui se comptent sur les doigts d’une main.

  • Un début de montée à partir de 1560, le nombre de procès augmente lentement jusque dans les années 1580.

  • Le premier pic a lieu durant les années 1590 avec une féminisation notable des victimes mais encore un peu en dessous de la moyenne finale (3 femmes pour 1 homme)

  • Après un certain apaisement dans la décennie 1600-1610, marquée également par un déclin important du taux d’hommes jugés, un second pic très important a lieu à partir de la décennie 1610-1620 avec un taux de femmes en jugement très important (plus de 30 femmes pour 1 homme).

  • Après un un second déclin, la reprise de la persécution a lieu vers les années 1640-1650. puis la chasse aux sorcières freine notablement dans les trois décennies qui suivent pour se terminer dans les années 1670 en France.

Maintenant voyons donc qui est et arrive ou pouvoir en France à ces moments là…

  • Catherine de Médicis devient régente en 1559, elle ne quittera jamais vraiment le pouvoir et son rôle dans la politique française ne diminuera guère jusqu’à sa mort en 1589. Son exercice du pouvoir est particulièrement marqué par le massacre de la Saint-Barthélémy (1572) qu’elle assumera en partie même si sa responsabilité n’est pas très claire dans cette affaire.

  • Henri IV arrive au pouvoir en 1589, protestant (qui se convertira plus tard au catholicisme), il est haï par une grande partie de la population, la France est en guerre civile jusqu’en 1598, par la suite, une importante œuvre de propagande durant la décennie 1600-1610 nous laisse plus ou moins avec l’image du Bon Roi Henri qui nous suit encore de nos jours.

  • Marie de Médicis devient régente en 1610 à la mort de son mari, elle est vue comme une figure influençable et influencée (à raison), sa régence directe se termine un peu avant 1620.

  • Une importante crise nobiliaire a lieu lors de la régence d’Anne d’Autriche (1643-1652), princesse venant du camp traditionnellement ennemi (l’Espagne), cette révolte des puissants se termine à la majorité du roi Louis XIV.

Il n’y a pas vraiment besoin d’être un génie du crime pour remarquer un lien entre intensification des persécutions et arrivée au pouvoir de femmes (Catherine et Marie de Médicis, puis Anne d’Autriche) ou d’une figure jugée hérétique (Henri IV). Que l’arrivée au pouvoir de telles personnes ait résulté d’une ambiance perçue comme décadente, qui se traduit par une poussée de la répression mais aussi lorsque le nouveau dirigeant est une dirigeantE, par une attention d’autant plus portée vers les femmes me semble tout simplement évident, bien que cela ne soit bien sûr qu’un élément sans doute minime d’explication.

La chasse aux sorcières résulte d’une angoisse de la bourgeoisie et en particulier de celle des terres ultra-catholiques. Cette angoisse se répercute dans des procès envers majoritairement des femmes qui servent de boucs émissaires à l’atmosphère de dépravation (perçue comme telle). Que la figure du pouvoir influe sur l’intensité de la répression me paraît on ne peut plus raisonnable, en particulier quand les nombres des provinces catholiques mettent cela en avant.

On peut analyser cela de manière simple comme un refus et/ou dégoût des élites notables catholiques que d’être dirigées par des femmes ou un protestant, ceci se traduisant dans une persécution plus féroce des  »sorcières » que l’on rend responsables.

Notons que cela n’est pas remarquable qu’en France : en Angleterre par exemple, la répression est importante à partir des années 1580 jusque vers 1600. Après un certain apaisement, il y a une reprise dans les années 1640. Cela correspond à la fois à la deuxième moitié du règne d’Elizabeth I, puis au moment de la Guerre Civile Anglaise lors du règne en terre anglicane du catholique Charles I. On a donc grosso modo les deux mêmes cas de figure qu’en France (Elizabeth étant néanmoins reine et pas régente) et les deux mêmes intensification de la violence à l’égard des  »sorcières ».

Voilà qui termine ce petit tour de la question de la chasse aux sorcières en Europe.