Hyper

Quoi que cela veuille dire, l’hypersensibilité est un sujet à la mode. Livres sur le parcours de vie d’un-e hypersensible, conseils pour faire de l’hypersensibilité une force, voir un super-pouvoir, on en trouve à toutes les sauces. Hypersensibilité is the new autisme, pour ainsi dire. En un sens c’est une très bonne chose : la parole se démocratise sur les expériences de vie sinon atypiques, a minima passées sous silence. Des gens se sentent légitiment à mettre en avant des parcours difficiles ou considérés comme anormaux et en tant que tel, en particulier pour ces personnes-ci, c’est une bonne chose. Ce qui me rend perplexe et me pose question c’est l’angle d’approche, influencé selon moi par le boom du développement personnel.

Pour commencer, on pourrait se demander qu’est-ce que peut bien vouloir dire hypersensibilité exactement … ? La sensibilité, qu’elle soit d’ordre psychologique ou physiologique est quelque chose qui est complexe à quantifier : elle est éminemment subjective, contextuelle et personnelle. L’exemple typique est la demande à l’hôpital de quantifier sa douleur, la réponse est généralement toujours ré-évaluée ensuite à la hausse ou à la baisse en fonction du contexte, parce que l’on sait qu’une personne souffrante n’est pas fiable (parce qu’elle se trouve dans une situation où ses sens sont affectés).

Il ne s’agit pas de dire par là que l’hypersensibilité n’existe pas ; rien que de manière physiologique, on peut sans peine imaginer des personnes avec une construction névralgique anormale qui les rendrait de fait plus sensibles par exemple. De la même manière, on sait maintenant que des personnes ayant vécues des expériences traumatiques sont plus sensibles et plus vulnérables à de nouvelles attaques sur leur santé mentale.

La notion de sensibilité est polysémique, ce qui n’entame pas son utilité, mais on peut quand même se demander si l’idée d’une norme de sensibilité (quelle est la fourchette?) est vraiment la direction dans laquelle on veut aller… Le terme même de « hyper » suggère l’existence d’une base commune de la sensibilité des gens, suggère un aspect quantitatif qui permet de dire qui est plus et même vraiment plus (hyper) sensible que la moyenne. Comment cela s’utilise en prenant compte de la polysémie de la sensibilité, comment mesure-t-on la sensibilité psychologique d’une personne et son écart vis à vis d’une norme… ?

L’idée d’hypersensibilité induit quasiment immédiatement l’idée d’une réaction excessive, d’une réactivité excessive. Qui juge exactement de cet excès ? On sait bien que des gens dans nos populations occidentales ont historiquement été considérés comme ayant par nature des réactions excessives : les femmes, les non-blanc-he-s, etc. On est donc largement en droit de se demander le cadre d’application de cette qualification d’hyper-, d’excès.

Le point positif que l’on peut voir dans un tournant sémantique est la sympathie vis-à-vis du dit excès, alors que d’ordinaire, c’était le mépris qui était de rigueur. Ces auteur-e-s se sentent légitimes à mettre en avant de manière positive leur sensibilité et cela sous-entend un climat plus à même de les prendre au sérieux, ce qui est encourageant. On pourra bien sûr tempérer cela à l’envi, en particulier à l’aune du discours de la fragilité, des blancs et des hommes en particulier (que je trouve personnellement très dépolitisant et ratant le coche mais c’est un autre sujet). Ce qui me pose problème maintenant est, à la faveur de la sympathie, l’effacement du caractère de trouble lui-même. On efface l’idée que l’hypersensibilité est un trouble, pas juste une anormalité, suivant en cela le développement populaire autour de l’autisme par exemple.

Comme l’hypersensibilité, l’autisme n’est pas juste anormalité, c’est avant tout un trouble social grave qui handicape littéralement les gens, leur pose des problèmes graves dans la vie. Comme pour de nombreuses choses, la discrimination envers les personnes autistes est un problème, l’autisme lui-même est le cœur du problème et cela tend à être oublié ou mis de côté. La démarche tend à normaliser l’anormal pour pouvoir désamorcer la discrimination, mais le prix à payer risque d’être de diminuer la perception de la gravité de ces troubles affectant ici les personnes autistes, ici celles hypersensibles. Ceci va de pair avec un discours héroïque à propos de ces troubles.

C’est une des autres choses qui selon moi est dommageable et l’exemple de l’autisme est assez similaire. Pour légitimer l’anormalité, une rhétorique exceptionnaliste à égard des personnes anormales a été utilisée pour montrer ce que ces personnes peuvent apporter, sont capables de faire, etc. Le cas typique maintenant montré ad nauseam étant l’autiste matheux. Le pendule tend maintenant à se balancer dans l’autre sens pour, les autistes et leurs soutiens étant obligés de rappeler que non, les autistes ne sont pas tou-te-s comme dans Rain Man, un certain nombre sont avant tout de graves handicapés. Le soin aux personnes autistes est complexe et nécessaire, elles ne sont pas toutes des héroïnes en puissance, de la même manière que si on peut toujours trouver des tétraplégiques romancier-e-s à succès, la plupart sont d’abord des gens extrêmement vulnérables.Le discours héroïque servant de carapace tend souvent à protéger les membres les moins affectés et perturbés par ces troubles. Au-delà de cette légitimation, il n’est pas rare de voir cette capacité à l’exceptionnel devenir une demande d’exceptionnalisme. Que seul le dépassement de leur condition est la condition pour qu’on parle d’eux. On entend rarement parler de gens pour qui il n’y a pas de portes de sortie temporaires ou définitives, qui vivent leur affliction comme une calamité, etc. En prenant l’angle de l’héroïsme, en faisant de l’anormalité une force, un super-pouvoir, on capitalise en fait sur cela plutôt que d’accepter que le trouble est une faiblesse, mais que cette faiblesse ne diminue pas la « valeur » d’une personne ou d’un témoignage, sans imaginer que les individus ont une « valeur » intrinsèque. Aura-t-on bientôt « Fort comme un cancéreux », « Ma dépression est un super-Pouvoir ! », etc. En fait, on y est déjà… Cela traduit juste l’horreur de la faiblesse et de son expression qu’a la société capitaliste de la performance.

C’est l’individualisation qui pose un autre problème. Mettre en avant des parcours individuels et leur exceptionnalité, c’est régulièrement mettre en sourdine l’influence de la société et surtout d’une société qui participe directement à la fragilité mentale et physique de ses participants. Que ce soit la crise climatique, la crise politico-sociale, économique, sanitaire et j’en passe, nombre sont les raisons d’être affecté négativement par notre environnement. La rudesse du monde capitaliste et ses excès est toujours plus forte et visible et la solution n’est pas plus d’individualisme, comment s’en sortir malgré le matraquage, résilience, etc. La société oppressive dans laquelle nous vivons a une part dans l’émergence des troubles mentaux et l’angle du développement personnel tend à offrir une réponse individualiste à un problème global, lorsqu’il identifie le problème. Ceci est également un souci lorsque l’on se souvient que la dernière affaire hyper-, c’était le diagnostic très généreusement donné d’hyperactivité, qui a entre autres amené à prescrire de la méthamphétamine à des enfants, ce qui a de nombreux égards n’est pas fantastique, entre autres parce que la dépression est un des effets du manque de meth.

Bref, réjouissons nous que les discours sur les anormalités aient la possibilité d’émerger auprès du grand public, mais rappelons que ces discours sont non seulement récupérables, mais surtout compatibles avec un capitalisme avides de différences, différences signifiant toujours ouverture de marché. N’oublions pas que bien souvent ces anormalités sont des troubles bien réels qui nécessitent sinon un traitement, au moins un accompagnement et que le discours du développement personnel qui tend à s’identifier en fonction de ces troubles et à faussement les caractériser comme des compétences héroïques est dommageable tant dans les représentations que les rapports qu’ils sous-tendent. Il ne doit pas y avoir un impératif à faire de ses faiblesses et accidents de nos vies des forces, cela ne rend nos faiblesses que plus honteuses et incompatibles à notre environnement capitaliste. C’est ce système capitaliste qu’il faut remettre en cause d’un point de vue collectif, non pas stigmatiser les faiblesses individuelles et l’incapacité supposée à transformer de graves troubles physiques et psychiques en de prétendus super-pouvoirs.