Lire et relire Judith Tutler

Par un pur hasard (certes anticipé), j’ai eu l’opportunité de tenter de relire Judith Butler au-delà de ‘’Trouble dans le Genre’’, nommément ‘’Ces corps qui comptent’’ (1993) et ‘’ Défaire le Genre’’ (2004). On passera sur le désordre éditorial français qui mélange sans ménagement l’ordre de ces textes pourtant chronologiquement marqués, le second clarifiant le premier, le dernier repensant l’ensemble.

On pourrait en rire, mais je pense que la réputation de complexité des ouvrages de Butler (qui n’est pas totalement fausse et due tant au style qu’au propos) performe elle-même cette complexité. Pourtant Butler se répète bien souvent, pour obtenir par micro-changements une masse solide avec de nombreuses aspérités. Largement elle opère sous le spectre constant d’un idéalisme symbolique qui n’est pas, je trouve, particulièrement difficile à se représenter.

Je commencerais par dire que je ne suis pas vraiment sympathique à ses perspectives et à sa méthode pratique (si tant est qu’elle en ait une). Malgré de nombreux passages où il m’est facile de la rejoindre et difficile de lui donner tort, animée par non seulement un idéalisme fort et relativement intégral mais aussi un refus du matérialisme (mon immense déception à la lecture de ‘’CCqc’’ – de la lâcheté intellectuelle plus qu’autre chose je trouve), elle se retrouve soit le plus souvent à botter en touche sans jamais sortir de paradigmes axiomatiques, soit à simplement mettre la charrue avant les bœufs et développer une situation finale sans jamais daigner imaginer comment l’atteindre de manière pratique et même intellectuelle.

Au delà de ces critiques basiques, idéalisme contre matérialisme, il y a d’autres critiques que j’avais lors de ma lecture tenté de résumer dans ces quelques paragraphes.

La réitérabilité du genre chez Butler semble se confondre elle même avec un auto-engendrement phallogocentrique (et donc masculine), pourtant Butler ne voit pas sa perturbation comme un renouvellement par la négative du dit auto-engendrement, comme une action de borner à nouveau cette norme, elle-même masculine. Sa centralité de la perturbation de la performativité apparaît alors relativement stérile.

Butler tour à tour nie ou oublie, que c’est le pouvoir en place qui détermine ce qu’est la violence, sa légitimité et la perception de son intensité. Butler réaffirme, selon moi à tort, que la violence est une marque de faiblesse, la révélation de la faillite à entretenir et justifier le système. La violence est en fait constitutive du pouvoir et de la norme, la violence est action du pouvoir, réinscription du pouvoir. En marquant qui et ce qui peut être violenté, on marque alors ce qui compte et ce qui ne compte pas (ce que Butler souligne pourtant elle-même).

L’émergence d’éléments perturbateurs est l’opportunité, par une action violente, de réinscrire la norme. La perturbation de la norme est elle-même l’enfant de la norme : elle s’inscrit par la négative dans un rapport envers la norme et donc dans la norme elle-même comme antithèse avouée et définie. La perturbation de la norme en elle-même ne la remet pas en cause profondément puisque cette dernière par son surplomb peut très bien s’en accommoder. S’attaquer à la norme c’est d’abord postuler son hégémonie, puis lui donner la possibilité de réitérer sa domination par la violence ou de se restructurer pour rester la condition du pouvoir. La perturbation est le fuel de la norme, qu’il vienne de l’intérieur ou de l’extérieur, comme une volonté de révolution stérile. On rappellera à l’envie la phrase de Lampedusa « Pour que tout reste pareil, il faut que tout change ».

C’est plutôt la possibilité d’une autre norme, d’un autre paradigme qui peut secouer la norme hégémonique. Ici Butler ne semble pas aller assez loin dans sa propre idée de créer un extérieur sans extérieur (perspective fort légitime).

L’idée de voir la faiblesse dans l’usage de la violence est, selon moi, révélateur de sa propre faiblesse en refusant de voir que c’est la possibilité même d’être violenté qui fonde la faiblesse d’être, de se définir et d’agir. Butler est elle même victime de cela. En effet, comme elle le souligne dans l’introduction de “Ces Corps qui Comptent”, nombre de personnes, à droite comme à gauche n’ont tout simplement pas compris son précédent ouvrage “Trouble dans le Genre”, tant dans ses potentialités que dans se qu’il pose comme bases. Elle ne semble pas saisir que la droite n’a pas besoin de comprendre le livre, simplement de le faire comprendre selon ses propres termes pour transformer Butler et son discours en un ennemi pratique. Ses adversaires créent une autre Butler, un autre ad hoc, comme elle le remarque elle-même lorsqu’elle souligne que ses ennemis lui reprochent des choses qu’elle ne dit pas. On pourrait appeler cette autre Butler, Judith Tutler.

Judith Tutler devient la vraie figure parce qu’il y a une capture de l’appareil médiatique par la droite qui empêche Butler de transmettre correctement son message. Butler cesse d’exister en dehors de ses livres que personne, même ses allié-e-s semble pouvoir lire et comprendre et aussi capables d’en tirer des usages dialectiques ou pragmatiques. Ne reste alors que le discours de droite, représenté par l’épouvantail qu’est Judith Tutler. Butler se retrouve, ironie du sort, dépossédée de son propre discours que l’on recrée contre elle au besoin, dépossédée de sa propre personne et de sa capacité de représentation. Le fait que Butler n’ait pour ainsi dire aucune articulation pragmatique et pratique aide en cela, son discours sur le discours est sans peine manipulée par des gens qui peuvent justement faire advenir un discours faussé, ce parce qu’ils sont justement en position de pouvoir sur elle.

Autre critique que l’on pourra couramment lui faire, Butler voit avec raison que le symbolique s’attache partout et qu’il est impossible non seulement de se représenter la matière sans y poser de la symbolique, mais simplement de séparer matière et symbolique, sexe et genre. Son grand tort néanmoins, c’est ensuite de partir du principe axiomatique que le genre et la symbolique sont les éléments décisifs et principaux de la matière. Elle se refuse par là à discuter de la matière même, dans un évitement que je qualifie de lâcheté. Il s’agit plus d’un exercice ressemblant au chat retombant continuellement sur ses pattes qu’une confrontation avec la perspective matérialiste, ce même pour renforcer sa propre théorie, avec l’idée impossible à éviter, qu’elle n’a en fait rien à argumenter contre le fait que la matière existe indépendamment de la symbolique et que c’est bien pour cela que la symbolique peut s’y attacher.

La centralité de la symbolique chez Butler est caractéristique d’une position consciente ou inconsciente de faiblesse pratique voir même de faiblesse dialectique et on voit que cette étau mental pèse dans le reste de sa prose. Ceci en particulier dans son idée de sortir de la norme par l’idée (certes stimulante) d’une centralité de l’indéfinition, postulant complètement à tort que la définition est définie de manière horizontale ou de manière changeante comme le pouvoir est diffus. On pourra lire à l’envie Nicole-Claude Mathieu là dessus, définir et occulter qui défini est un des outils majeurs du pouvoir et de ceux en position de pouvoir. Butler ne fait ainsi que préparer son propre désarmement intellectuel, l’incapacité de définir qui est et surtout qui est en situation de domination et d’infériorité et c’est bien parce qu’elle nie être elle-même en situation d’infériorité, qu’elle ignore comme le moteur de la domination tourne qu’elle peut en arriver à cette idée attirante mais complètement contre-productive.

Elle espère que lorsque le flou et l’imprécision adviendront, alors la domination ne pourra être par incapacité à définir qui peut-être dominer, mais dissimuler cela dans le domaine intellectuel et de manière pratique est la base du pouvoir normatif et d’exploitation, et ainsi Butler ne fait que rendre la lutte plus ardu. Ce serait revenir avant même les perspectives des années 60-70, à devoir refaire le trajet de qui est dominé et comment. En ce sens et parce qu’elle s’inscrit dans une perspective idéaliste, Butler ne fait in-fine que servir la réaction.

PS: Sur les perspectives de violence on pourra plutôt lire l’ouvrage d’Elsa Dorlin, qui n’est pourtant pas antipathique envers Butler, ‘’Se Défendre’’. Dorlin développe des idées et des perspectives pratiques bien plus pertinentes, pourtant dans la ligne créusée par Butler elle-même.