Sacrées Sorcières…

Revenons à nos sorcières et à la sorcellerie ! Le but de ce texte est de discuter du caractère extérieurement construit de celles-ci : les sorcières sont avant tout des femmes qui sont désignées par d’autres comme sorcières, sans rapport avec ce qu’elles font réellement. De ceci découlent de nombreuses choses. Cet aspect de la Chasse aux Sorcières est je pense fondamental, mais pourtant rarement pris en compte lors de l’analyse de cette persécution. Il me semble pourtant qu’il y a des choses très simples à décrire et à en tirer pour notre compréhension, représentation, approche et appréciation modernes du phénomène et de ses suites.

Je parlerai principalement des périodes allant du début du 16e siècle à la fin du 17e siècle en Europe de l’Ouest. J’emploierai le mot de sorcière au féminin, bien que nombre de « sorciers » furent aussi persécutés et condamnés durant ces périodes. Néanmoins tant du point de vue des chiffres que de la base misogyne du discours qui sous-tend les persécutions, le mot au féminin, j’estime, est plus pertinent.

Voilà la base de ma réflexion : les sorcières n’existent pas ! Cela prête peut-être à sourire dit ainsi, mais il est facile d’oublier ce fait, les sorcières, c.a.d des femmes (et hommes) qui pactisent avec satan pour obtenir des pouvoirs magiques et lancer des maléfices n’existent pas en tant que fait matériel dans l’Europe moderne. Que vous soyez chrétien ou non, croyez en l’influence de satan ou non, les accusateurs des sorcières n’ont jamais prouvés que pour eux-mêmes l’existence de celles-ci.

Ce qui est en jeu, c’est que de fait, est une sorcière une femme qui est décrite comme sorcière par un juge. Il n’y a jamais de preuves matérielles, hormis celles qui sont constitués comme réelles par les juges eux-mêmes, comme la « marque du malin », zone sensément insensible à la douleur. Mais, qui a institué ces marques de reconnaissance comme pertinentes… ? Les juges eux-mêmes. Les juges trouvent ce qu’ils veulent trouver, ce qui est estimé comme pertinent en amont. On remarquera par exemple qu’aucune femme n’a été surprise volant sur un balai ou organisant réellement un sabbat. Ce ne sont pas des femmes qui dictent ce qu’est une sorcière. Toutes les marques d’appartenance et de reconnaissance des sorcières ne proviennent que des esprits des hommes qui jugent, jamais des femmes jugées. Il n’y a pas de travail de police, c’est une création légale qui est imposée de l’extérieur : est sorcière qui est jugée comme sorcière. De manière ironique, c’est en fait l’accusation qui est une « incantation » sociale, en cela qu’elle est performative. L’acte de dire crée la sorcière plutôt que les faits de la femme jugée elle-même. On pourrait dire selon un vocabulaire récent que ces femmes ont été « sorcièrisées ». Ainsi le juge re-crée la femme comme un « autre » (dans le langage Beauvoirien), « les femmes deviennent des sorcières », par l’action culturelle extérieure des hommes qui décrivent et décrètent ce qu’est une sorcière.

De la même manière, la sorcellerie est une pratique fantasmagorique qui n’existe que comme chose décrite par des accusateurs. Ce sont les juges qui disent ce qui est de la sorcellerie et qui par là même invente une pratique qui n’existe pas au préalable. Il n’y a pas eu de travail anthropologique fait par des théologiens de terrain ! D’où également qu’il n’y a pas d’enquête comme on pourrait l’entendre aujourd’hui de manière anachronique.

Prenons un exemple contraire. Les yakuza ont une pratique culturelle qui consiste à se couper l’auriculaire en cas de faute. Ceci a été découvert et étudié. Les yakuza ont aussi une pratique de tatouage très spécifique (en « chemise »). On peut à partir de ces observations penser qu’un japonais avec des tatouages en chemise et/ou un auriculaire coupé est un yakuza. Mais ici les pratiques sont observées de l’intérieur du groupe étudié, pas décrites de l’extérieur par des juges.

Les sorcières donc sont en fait « découvertes » lorsque des juges estimaient que des femmes en étaient selon leurs critères propres et inventés. Et c’est bien la force légale du juge qui fait advenir la sorcière. Il existe des cas documentés de villages s’étant emparés d’une prétendue sorcière, mais le juge n’ayant pas estimé qu’elle en était une, a ensuite puni les villageois pour faux témoignages. Les sorcières sont des fictions légales créées par des hommes et ce qui découle de cela c’est que les références culturelles qui leurs sont attachées sont aussi des fictions créées par des hommes.

Les « pratiques » typiques des sorcières que nous « connaissons » de la culture « populaire », c.a.d. les maléfices, le vol sur le balai, le sabbat, etc. ne proviennent pas d’une culture féminine ni d’une culture ou coutume populaire. Elles ne proviennent et n’ont été élaborées comme éléments constitutifs des sorcières que par des juges laïcs de l’Europe de l’époque moderne. Et ces représentations sont si fortes et si prégnantes que ce sont encore les nôtres aujourd’hui ! Nous savons ce qu’est une sorcière littéralement parce que des hommes du 16e siècle nous ont expliqué que non seulement elles existent mais en plus qu’ils pouvaient les reconnaître et nous les décrire ! Mais ces sorcières n’existent que dans la tête de ces légistes et de leurs successeurs. Qu’est-ce que cela veut dire que d’adopter cette narration et ces références… ?

Il n’est d’ailleurs pas compliqué de voir en quoi des éléments comme le sabbat des sorcières, la réunion entre elles d’un groupe non-mixte de femmes participant à des activités ésotériques s’est construit en fait sur un calque des pratiques masculines. On reproche aux femmes de se constituer comme les groupes d’hommes, or s’il y a bien des groupes de femmes, c’est souvent, si ce n’est toujours, dans des lieux publics et visibles (cf les fontaines par exemple), pas en secret, qui est la pratique des hommes. Les réticences aujourd’hui à la création, même dans les cercles militants, de réunions non-mixtes entre femmes est une preuve que cette disposition gêne encore.

Les références culturelles que l’on attache aux sorcières sont tout simplement le fait d’homme. La sorcière est une création et créature patriarcale qui répond à un besoin d’ennemi et de figure repoussoir. Ceci n’est pas quelque chose d’inédit et on peut faire ici des parallèles avec les amazones de la Grèce antique par exemple, dont les éléments culturelles constitutifs (sein mutilé, archères, entre femmes), sont intégralement des repoussoirs de la culture masculine grecque. La sorcière est de même une figure repoussoir qui sous-tend un nouvel ordre social et un bouc-émissaire pour les troubles de l’époque. La chasse aux sorcières est un mouvement culturel puissant dont la vérité se trouve plus dans le renouveau d’une culture légale misogyne que dans les pratiques délictueuses ou païennes de la paysannerie féminine.

Ces femmes dites sorcières ont été des boucs émissaires et des victimes. On les a diffamées pour pouvoir ensuite les violenter légalement. Elles n’ont rien fait, ni même les choses dont elles étaient accusées, elles ont été constituées comme l’ennemi intérieur, créé de toutes pièces. La violence est le but, la création culturelle de la sorcière, de ce nouvel ennemi est le moyen qui la sous-tend, mais c’est une violence contrôlée par la loi des laïcs.

La chasse aux sorcières est un mouvement de « purification sociale » qui cible des personnes faibles : femmes seules, femmes âgées. Ce mouvement est concomitant à des périodes de grands troubles politiques et religieux en Europe : avènement du protestantisme, Guerres de religion en France, Guerre de Trente ans, retour de fortes pestes, etc. Ces désordres suggèrent des épurations du corps social (la saignée comme remède) dont les femmes sorcièrisées font les frais tout au long de l’époque moderne, principalement dans les pays les plus touchés par ces troubles : le Saint-Empire Romain Germanique, la France et dans une moindre mesure l’Angleterre. En France, la montée en puissance d’une nouvelle classe d’officier civil (la noblesse de robe) spécialisée dans les questions légales n’y est certainement pas étranger. Cette nouvelle classe qui peine encore à donner légitimité à son existence en dehors des questions financières des offices trouve sa raison-d’être en l’inventant : la mission de purger un ennemi intérieur créé ad hoc. On peut d’ailleurs juger d’un conflit entre les juridictions laïques et religieuses puisque contrairement à certaines représentations typiques, l’inquisition a plutôt été une force de retenue. Les pays où elle était forte (Italie, Espagne) n’ont pas connu de chasses aux sorcières aussi virulentes qu’en France.

Il est important de voir que ceci advient alors comme une nouvelle révolution légale et culturelle. La chasse aux sorcières est un événement moderne, non pas une « barbarie moyenâgeuse », témoin d’un temps troublé, mais en fait quelque chose parfaitement en accord avec la modernité qui infuse encore dans nos États.

Pourquoi donc ces femmes… ? L’explication la plus tragiquement pragmatique est qu’il est plus aisé de frappé au plus bas. Les femmes constituent 80 % des accusé-e-s, mais parmi elles, certaines sous-catégories sont surreprésentées : femmes seules et veuves, âgées, sans enfants. Le point commun de ces femmes est l’extrême faiblesse sociale.

Être fort à l’époque moderne n’a rien à voir avec notre vision individualiste de l’agentivité, la performance, l’autonomie. Au contraire, on juge la puissance par la grandeur de l’entourage, c.a.d. si vous avez besoin d’aide, combien de personnes viendront vous aider ? Une personne ne peut rien contre quelqu’un qui peut en mobiliser dix autres. À ce niveau là, ces femmes sont au plus bas de la puissance sociale : elles n’ont ni mari, ni enfants, ni proches pour les soutenir. Parce qu’elles n’ont pas de famille, elles se situent en dehors de l’agencement social ordinaire et les autres membres de la communauté ont donc peu de raisons de se rallier spontanément à elles. Les sorcières n’étaient pas des femmes « fortes et indépendantes » parce que cette dénomination est pour l’époque antinomique. Encore aujourd’hui, l’idée d’une « personne seule » ne transmet nullement une idée de puissance.

Fondamentalement, les sorcières sont des femmes faibles. Et c’est bien parce qu’elles sont faibles, qu’on sait que peu de monde se battra pour elles, qu’on peut les persécuter, les rendre encore plus repoussantes en tant que modèle. Les hommes qui jugent ne font que renforcer ce que la société considère déjà comme marginal, ils rendent alors la violence comme possible et souhaitable.

En fait, l’idée récente que les sorcières étaient des femmes puissantes et que c’est cette puissance qui, étant source de jalousie et de crainte, a conduit à leur répression, est elle-même une idée issue du cadre patriarcal et dominant. Similaire au juif dans l’idéal antisémite, le sorcière est à la fois cette personne faible, hors société, une « vermine », et aussi une personne puissante, insidieuse, dangereuse contre laquelle il faut lutter. C’est pourtant bien parce que ces femmes étaient faibles qu’on a pu les déshumaniser et les attaquer. La pensée des sorcières comme « femmes puissantes » anime l’idée révoltante qu’on châtie celles qui sont des trouble-fêtes et qui remettent en cause l’ordre établi. Mais la réalité est sans doute plus prosaïque et brutale : en fait ces femmes sont déjà affaiblies par la vie, mentalement et socialement, puis déshumanisée et tuées… L’idée que les sorcières étaient fortes repose sur une honte et une horreur de la faiblesse. Les femmes puissantes qui se révoltent et sont châtiées est une narration romantique agréable, mais ses fondements idéologiques viennent de l’idée de toute-puissance des dominants.

Revenons aux juifs en Europe centrale. Ont-ils été persécutés parce qu’ils étaient puissants et dominants ? Et dans ce cas comment cela aurait-il bien pu se passer ? On perçoit comment l’idée du « faible fort » est ici un élément des dominants. Mais pourquoi voudrait-on que les dominé-e-s soient forts malgré la domination ? Des juifs ont creusés leurs propres tombes durant la Shoah et je ne parle pas au figuré mais littéralement. Que dire de ceux-là ? Ne méritent-ils pas notre compassion ?

En fait l’idéologie des dominants, que ce soit l’idée de puissance, les représentations culturelles attribuées aux dominé-e-s, que ce soit les femmes, les « sorcières » ou d’autres est puissante dans nos représentations collectives, qu’on le veuille ou non. Reprendre ces figures, c’est malheureusement continuer d’utiliser des références qui viennent des hommes au pouvoir. Il existe peut-être une autre sorcière, mais tout reste à faire…