»They talk about pornography as a form of fantasy, they actually talk about prostitution as if it were an exercise in fantasy. »
Ils parlent de la pornographie comme d’une forme de fantasme / d’imagination, ils parlent vraiment de la prostitution comme si c’était un exercice d’imagination.
»What it means is that [the] head [of the male consumer], his psychology is more important than [the pornographic actress’s] life. »
Ce que cela veut dire c’est que les pensées du consommateur masculin, sa psychologie sont plus importantes que la vie de l’actrice pornographique.
Dans ces deux phrases et dans le reste du discours d’Andrea Dworkin, cette dernière remet en cause l’idée que la pornographie ne soit qu’une mise en scène, une production intellectuelle et une expression de pensée (qui puisse donc être défendue par le 1er amendement). La pornographie est aussi et de manière inséparable un acte physique et matériel qui a un effet sur les actrices et acteurs (ainsi que sur les spectateur-rice-s). De la même manière, si la prostitution permet aux clients de réaliser leurs fantasmes, c’est avant tout la consommation d’un acte qui a bien lieu sur une personne, qui, elle, ne voit pas sa propre imagination et ses propres fantasmes se réaliser ou comme ayant une quelconque importance et surtout, qui ne voit son bien-être corporel (et mental) que comme secondaire vis-à-vis de l’expression libre du client (voire même la protection de ce bien-être est en contradiction avec ce que veut le client). Cela voudrait aussi dire qu’il est possible de distinguer l’acte matériel de la pensée qui le motive, les deux s’entre-informent et l’acte sexuel (en particulier l’acte sexuel) a des conséquences très réelles sur la pensée et le mental des personnes qui le pratiquent, tant en amont qu’en aval.
La pornographie est, à la différence du cinéma »classique », une représentation où les actes physiques montrés sont les mêmes que les actes physiques »joués » par les acteur-rice-s. Contrairement à Christopher Reeve, qui en tant que Superman, ne vole pas vraiment (il est suspendu à des câbles), lorsque dans une scène pornographique, une femme est montrée par exemple pendue à un arbre et pénétrée, l’actrice est une vraie personne qui a vraiment été pendue à l’arbre et vraiment pénétrée. Seul le jeu, le prétexte, le scénario sont du flan, les actes eux, sont réels. Plus saillant encore : sachant que dans le cinéma classique, il faut bien souvent plusieurs prises pour un seul rendu, une personne qui est pénétrée pendant plusieurs minutes dans un film pornographique l’a probablement été pendant plusieurs heures dans la production de ce dernier et cela a un effet très matériel sur le corps et l’esprit.
Cela informe très certainement pourquoi de nos jours un nombre important d’actrices pornographiques professionnelles ne restent (ne peuvent rester ?) dans cette »activité » que quelques mois. Beaucoup de femmes commencent vers 18-20 ans et s’arrêtent un an, 18 mois plus tard, ce qui induit logiquement un turnover très important. Cet épuisement rapide des actrices n’est même pas considéré comme un problème dans l’activité pornographique, mais parfois presque comme un outil et un levier possible sur les actrices. Contrairement à ce que la pornographie semble prétendre, la plupart des actrices ne peuvent pas se prêter à des pénétrations régulières et potentiellement de plus en plus rudes, ce pendant des heures sans mettre en jeu leur santé physique et mentale. La plupart des acteurs ne peuvent pas non plus le faire sans avoir massivement recours aux drogues (ou aux prothèses).
Néanmoins, au-delà de cette réalité matérielle (que l’on ne met certainement pas assez en avant), il y a possiblement une certaine dichotomie paradoxale (ouh les gros mots) à voir présenter la pornographie (celle en vidéo en tout cas) comme une forme de représentation et pas de matérialité, ceci étant avant tout le jeu de l’industrie pornographique. Je précise que je ne cherche pas à développer cette idée contre ce que dit Dworkin, loin de là, mais plutôt à accepter comme présupposé l’idée de la pornographie comme seule représentation de pensée pour voir si cela ne mène pas à une contradiction interne.
La pornographie est-elle désirable parce qu’elle stimule l’imagination, joue sur les fantasmes et l’imagination en étant une mise en scène d’acte sexuel ? Je pense par ailleurs que c’est bien ce qu’elle fait, mais c’est parce qu’elle a une réalité matérielle et pas seulement imaginative et que son attrait est justement en opposition avec la proposition qui n’en ferait qu’une représentation : c’est parce qu’elle ne montre pas qu’une représentation (voire pas de représentation du tout) qu’elle est attrayante, mais elle a sans doute néanmoins besoin de se présenter comme seule représentation pour être acceptable et aussi pour pouvoir travailler sur l’imagination et sur les fantasmes. Maintenant que je me rends compte que tout cela est très flou, développons… (pas trop tôt !)
Si les gens trouvent la pornographie désirable ce n’est pas parce qu’elle met en scène des actes sexuels, mais c’est parce qu’elle est des actes sexuels. Petit détour : la suspension de l’incrédulité est un mécanisme tacite qui permet d’apprécier une œuvre de fiction même si cette dernière brise clairement les règles de notre monde (on sait que Superman ne vole pas, qu’il est probablement suspendu à des câbles, mais l’on est capable de se détacher de cette pensée quand on voit le film). La suspension de l’incrédulité est présente aussi dans la pornographie, ce comme dans toute œuvre de fiction : à part si on est dans The Big Lebowski, on sait que le plombier n’est pas là pour réparer quoi que ce soit et que comme dans des Disney et que la fille est, dans le récit, faite (littéralement) pour tomber dans les bras du mec (oui je sais qu’il existe autre chose que la pornographie hétérosexuelle androcentrée mais n’essayons pas de prétendre que ce n’est pas celle qui a le plus d’audience), peu importe que ce soit illogique et mal amené (comme dans les Disney quoi). Néanmoins, je postule ici que ce qui rend la pornographie désirable, c’est justement que la suspension de l’incrédulité est dépassée d’un point de vue matériel : que l’on sait que ce que l’on voit est bien réel, que l’actrice est réellement pénétrée, que tout ce qui se passe arrive vraiment à la personne, mais que cette suspension fonctionne d’un point de vue mental : on accepte que ce qui se passe à l’écran est désirable pour les deux parties (l’acte en général au moins – les acteur-rice-s n’ont pas eux-mêmes besoin d’apprécier, mais ce qui est présenté est appréciable).
En un sens, l’absurdité consommée du contexte (contrairement à la plupart des œuvres de fiction, dans la pornographie, l’histoire sert les actes plutôt que l’inverse) sert à la dés-empathie, permet de libérer l’attention mentale, tandis que cette dernière peut se concentrer sur l’objet réel, c.a.d. l’acte sexuel. Il y a donc selon moi dans la pornographie vidéo un effort double à éloigner la suspension de l’incrédulité parce que c’est l’acte sexuel qui est désirable (et attendu) et à la convoquer à nouveau pour empêcher l’attachement mental et la prise au sérieux de ce qui se passe à l’écran.
Ce que veulent voir les gens dans la pornographie ce n’est pas un jeu, elle est regardée parce que l’on sait que ce qui est fait par les corps de certains sur les corps de certaines est réel. Le jeu et le prétexte souvent outranciers ne sont présents que pour permettre de se détacher de l’humanité des actrices, ce en particulier lorsque la forme de pornographie érotise des actes de violences sexuelles.
Autre point qui nourrit le premier : si la pornographie n’est qu’une représentation, un support pour stimuler l’imagination, alors pourquoi un tel effort est-il donné à la produire sous forme vidéo ? Pourquoi se donner la peine de rechercher de vrais personnes, que l’on va pousser à faire réellement des actes de plus en plus sordides, quitte à leur forcer la main en refusant de continuer à les engager si elles ne se livrent pas à ce que le studio désire, quand bien même elles demandaient de ne pas avoir à faire certaines pratiques (comme ailleurs : non veut dire peut-être et oui veut dire plus).
Si la pornographie n’est que représentations, on peut se demander pourquoi sa forme vidéo est-elle aussi importante puisque la pornographie imagée – des femmes réelles ou même des bandes dessinées devrait produire le même effet (même si on pourrait argumenter que la forme vidéo est plus »moderne » ou »de notre temps ») ? Bien sûr cette dernière existe aussi, mais l’effort qui est mis à la produire et à la diffuser est moindre que celle vidéo (sans prétendre que ces effets le seraient aussi). On sait par ailleurs que la projection du spectateur peut s’opérer sans peine dans des personnages animés (sinon des films comme Toy Story ne fonctionnerait pas). Dans ce cas pourquoi a-t-on »besoin » de vraies jeunes femmes pour produire des scènes pornographiques et en particulier des scènes de tortures érotisées ? La réponse simple serait de se dire que c’est parce que ce que veulent les spectateurs, ce n’est pas une représentation, mais c’est bien que des femmes soient réellement pénétrées et violentées pour leur plaisir visuel. Au-delà même de l’acte sexuel, ce qui fait turbiner l’imagination c’est la connaissance du fait que l’actrice en tant que femme est réellement pénétrée et violentée. L’excitation se déploie non seulement dans la représentation érotisée d’un acte sexuel, mais également parce que les spectateurs sont habitués dans le Patriarcat à être stimulés par la domination sexuelle réelle et matérielle des femmes. Le fait que les actrices pornographiques, tout comme les prostituées soient stigmatisées parce qu’elles font du sexe leur gagne-pain sert d’autant plus à réduire l’empathie possible envers les femmes qui sont pénétrées à l’écran. Cette activité même par sa pratique les transforment dans leur essence même, faisant d’elles des personnes »faites pour ça » (comme dans les Disney souvenons-nous).
Contrairement à ce que dit John Stoltenberg, la pornographie n’est pas la mise en scène de la violence et de l’humiliation, elle est tout simplement elle-même violence et humiliation. Bien souvent, l’actrice pornographique ne »signe » pas de son vrai nom, parce qu’elle doit (pour pouvoir maigrement se protéger) devenir une nouvelle femme, une nouvelle personne qui recevra sur elle humiliation et déchaînement lubrique.
La pornographie joue donc sur au moins deux tableaux : la promesse d’une démonstration bien réelle d’actes sexuels, et en parallèle la mise à distance de la réalité et des conséquences réelles pour les actrices de cet acte sexuel. Cette mise à distance a lieu à la fois par des jeux délibérément peu convaincants et par la nature même de l’industrie cinématographique qui fait que le travail de production et les répétitions multiples nécessaires à cette production sont invisibles au visionnage du produit fini. Contrairement à ce que l’on peut souvent entendre, beaucoup de personnes ne font pas la différence entre la pornographie et »le monde réel » (mais contrairement au cinéma classique, ce que vivent les actrices est toujours réel), parce que ce qui est recherché n’est pas une évasion, mais une expérience plus proche du voyeurisme (avec un peu plus de sophistication). Ce qui donne à la pornographie vidéo son impact, c’est bien la matérialité de l’acte sexuel sur le corps des actrices/femmes. Cette matérialité fait un écho absolument comparable à ce qui existe déjà dans »le monde réel » du Patriarcat. Ce n’est pas la pornographie qui modifie les comportements »réels » des gens ou le Patriarcat qui oriente la pornographie : les deux sont exactement la même chose (de la même façon que »la société » et »les individus » s’entre-informent et ne peuvent être séparés). Certaines personnes supposent que la pornographie en tant que telle serait neutre, « à la base », et que son hétéro-normativité et son sexisme sont dus à l’influence du Patriarcat (qui la pervertirait, oooh). Je pense pour ma part que c’est absurde : la pornographie existe parce que nous sommes dans un système patriarcal : elle n’existe pas en dehors de lui et en dehors de catégories sexistes et déshumanisantes de la pratique sexuelle réelle ; ceci comme tout autre institution patriarcale comme le mariage par exemple. La pornographie remplie à la fois un besoin du Patriarcat de déshumaniser et d’humilier les femmes (elle montre la violence et la montre comme normale, comme ce qu’est réellement la sexualité), mais elle est elle-même un exercice direct de violence et d’humiliation (sur les femmes qui la pratiquent). La pornographie ne »donne pas des idées », elle ne fait que matérialiser ce que désire déjà les hommes dans le système patriarcal (au mieux elle exprime en actes clairs les désirs qui sont inconsciemment inculqués aux hommes), elle est une représentation exemplaire non jouée de ce que sont les femmes dans le Patriarcat : des êtres dont l’essence même est de servir d’objets lubriques et sexuels aux hommes. Elle n’est nullement une cassure du Patriarcat ou une forme »exagérée » de la domination, elle est à la fois norme et domination. On ne peut donc pas s’en servir contre le Patriarcat, parce que son succès et son efficacité dépend des codes qui sont ceux du Patriarcat même.
La production de pornographie alternative voulue non-sexiste ou même supposément féministe n’est pas un frein à la production de la production de pornographie résolument humiliante et sexiste : d’un pur point de vue d’importance économique, il s’agit d’une goutte d’eau dans l’océan, d’un point de vue de support représentatif, la pornographie est relayée dans l’intégralité de la société (publicité, cinéma classique, etc.), d’un point de vue culturel, elle a bien plus de chance de reprendre sans s’en rendre compte les codes essentiellement sexistes de la pornographie que de modifier ceux de la pornographie industrielle (ce qui naît dans les marges y reste). L’existence de pornographies alternatives se négocie au pire en matière de freak-show : en les plaçant hors de la société, ce qui mine à la fois leur production, leur visionnage et la crédibilité de l’auditoire. Il n’y a pas besoin d’activement tenter de faire disparaître l’idée de déviance, il suffit simplement d’exclure de la cité les déviants et de les rendre indésirables. Hors de la société majoritaire, les freaks peuvent bien tenter de créer ce qu’ils veulent, ce ne sera jamais que pour eux et non pas pour leur propre pouvoir mais bien par celui de la société qui les a relégué dans les marges.
On pourra noter également pour finir que la rhétorique du choix de la pornographie et de la prostitution fonctionne de concert avec la notion de stigmate, quoique pas exactement sur les mêmes bases. Si les prostituées et les actrices pornographiques ont »choisi » cette activité, alors elles sont donc bien faites pour tout ce qu’on leur fait. On pourrait même imaginer que, le stigmate disparu (puisque c’est ce que revendiquent ad nauseam les adeptes du travail du sexe), la notion de »choix » le remplacerait dans la tête des clients et spectateurs. Ceci bien sûr n’est jamais confronté au fait que ces femmes sont poussées à faire des actes de plus en plus rudes, qu’elles avaient peut-être pensés comme des interdits au début de leur carrière ; que les acteurs pornographiques sont régulièrement félicités d’avoir réussis à »obtenir » de leur »partenaire » des pratiques sexuelles non-voulues (J. Deen par exemple a été surpayé pour avoir sodomisé une actrice contre son gré), que puisque c’est la précarité qui en grande partie pousse les femmes à »choisir » la pornographie et la prostitution, le turnover étant très important, elles ont besoin pour rester dans le circuit de se plier aux demandes de plus en plus exigeantes des studios à mesure que leurs »carrière » avance.
Néanmoins tout ceci, exactement comme les conditions de tournage des films classiques, restent en marge, comme peu important, après tout The Show Must Go On…